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Les Utopik Editions présentent

" Ne laisse jamais quelqu'un d'autre que toi juger de ta valeur "      

Crapouillot n’était pas une grenouille comme les autres.

 

Crapouillot était tout orange avec des points noirs, il était né comme ça. Toutes les autres grenouilles étaient vertes, mais lui, non  ! Crapouillot avait la peau orange pigmentée de points noirs tout comme une coccinelle.

On lui avait dit que sa maman en avait tellement mangé pendant que Crapouillot dormait dans son ventre, qu’il était né de la même couleur que les bêtes à bon Dieu, ce n’était pas de sa faute à ce pauvre Crapouillot  !

Crapouillot n’avait pas connu sa maman, elle était morte en le mettant au monde, et son papa était parti le jour même.

Sa tata Graziapipette et son tonton Rotembar avaient eu la bonté de le recueillir dans leur maison.

— Mon Dieu qu’il est laid, s’écria Graziapipette la première fois qu’elle vit la jeune grenouille orange à petits points noirs. 

— On t’appellera Crapouillot simplement et sans le nom de notre noble famille.  

— Crapouillot ! Tu es si ridicule que tu vas faire peur à toutes les autres petites grenouilles, mais dès que tu seras grand, pas question que tu restes à la maison sans rien faire, tu partiras te trouver une grenouille qui lavera ton linge sale.

 

 

Rotembar, même s’il savait que ça n’allait pas changer la couleur de Crapouillot, avait pris l’habitude d’infliger de sacrées corrections à la jeune grenouille qui avait fini par trouver ça normal.

— C’est pour ton bien» disait Rotembar en lui fichant sa grosse patte palmée sur le coin de la figure.

— Pas sur la tête  ! hurlait goule ouverte, la Graziapipette, il n’est déjà pas trop normal le Crapouillot, tu vas le rendre encore plus fou  !

 

À l’école, les autres grenouilles toutes vertes ne voulaient pas de Crapouillot comme ami, pour l’embêter, elles lui faisaient pipi sur la tête quand monsieur Patcharin, l’instituteur, tournait le dos.

Patcharin détournait son regard, semblait ne rien voir, il ne voulait pas d’ennui avec les parents des petites grenouilles normales et bien élevées.

Alors, Crapouillot sautait par la fenêtre de la classe de l’école et courait à toutes pattes vers le chemin de la forêt, il plongeait la tête dans la première des flaques d’eau, « quel excellent nageur je deviendrai » rigolait Crapouillot avec un nénuphar collé sur le bout de son museau, il gambadait et jouait tout seul au milieu des champs de boue.

Fleuriline, la meilleure amie de Crapouillot le faisait rire, qu’est-ce qu’elle était rigolote avec ses grosses lunettes toutes rondes qui lui grossissaient les yeux sur sa maigre figure, elle ressemblait à une chouette, ou un serpent avec des sonnettes.

Fleuriline était une véritable grenouille de bonne famille, toute verte comme les grenouilles normales, mais elle avait accepté la différence de Crapouillot, elle ne lui faisait pas pipi sur la tête comme les autres petites bêtes.

 

— Je suis ta seule amie mon pauvre Crapouillot lui disait-elle

— Tu n’es pas comme les autres, tu es tellement moche, mais grâce à moi tu ne seras jamais tout seul.

 

— Dis Fleuriline, si on allait à la chasse aux papillons d’or rien que tous les deux  ? 

— Oh mon pauvre Crapouillot, je fais une fête chez moi pour mon anniversaire avec tous mes amis, toi tu ne peux pas venir, tu n’es pas de la même couleur, mais tu viendras tout seul demain, je te cuisinerai un gros gâteau de vers de vase comme tu les aimes et on boira du sirop de libellule. 

 

Crapouillot était fier d’avoir une meilleure amie comme Fleuriline.

 

Crapouillot grandissait, c’était maintenant une belle grenouille, sa couleur était toujours la même, mais il espérait toujours qu’elle change avec le temps, bah, sa couleur de peau était encore bien plus vive, d’un orange flamboyant qui contrastait avec le noir encore plus intense de ses points, toujours de la même couleur que les coccinelles dont raffolait sa maman.

 

 

Le curé Triplemouille mettait trois claques sur la tête de Crapouillot à chaque fois qu’il se penchait pour regarder dans son puits, toutes les autres petites grenouilles curieuses le faisaient chacune à leur tour, mais c’était toujours Crapouillot qui héritait des claques de l’homme de foi. Triplemouille hurlait de toute sa maigreur en aplatissant ses mains ridées sur la tête de Crapouillot.

 

— Crapouillot  !  hurlait Triplemouille, tu sais que tu n’as pas un bel avenir parmi nous autres, le dieu des grenouilles t’a voulu horrible comme Quasimodo, alors, quand ce vieux Pilmigrin mourra, ce qui ne saurait tarder au son du raclement de ses bronches humides, c’est toi mon petit Crapouillot qui aura le privilège de faire sonner les cloches de notre église à sa place, toutes les heures, je t’offrirai gracieusement sa banquette vide dans la sacristie et tu auras l’autorisation de manger les bons restes de tous mes repas. 

 

Crapouillot remercia le vieux curé Triplemouille pour ce joli cadeau.

 

Crapouillot revint tout guilleret à la maison, il avait déjà trouvé un métier qui le ferait vivre, il était sûr que ça ferait plaisir à Graziapipette qui l’attendait sur le perron  :

— Crapouillot  ! si tu ne changes pas de couleur, tu auras de sérieux problèmes  ! 

 

Mais comment pouvait-il changer  ? Crapouillot demanda de l’aide à Fleuriline.

 

— Va voir Mastafiou  ! lui conseilla son amie, tu verras, il sait faire des miracles  !

 

Mastafiou jouissait d’une solide réputation au village, il avait le don d’améliorer l’apparence des grenouilles, c’est lui qui avait troqué les lunettes rondes en lunettes carrées de Fleuriline, il avait aussi fabriqué la perruque et la barbichette grises de Tireboufi le nouveau maire de grenouille-village, c’est pour dire l’énorme talent de Mastafiou, on pouvait lui faire confiance sans surprise.

 

Mastafiou avait entrepris de repeindre Crapouillot d’un beau vert grenouille, à faire pâlir la plus verdâtre des bestioles. De la tête aux pattes, sans laisser une seule parcelle d’orange  ! Bravo Mastafiou  !

—  Te voilà pareil aux autres vraies grenouilles désormais, elle n’est pas belle la vie  ?  lui avait dit fièrement Mastafiou content de son œuvre, le pinceau encore dégoulinant de peinture verte dans les mains, tu vas pouvoir te promener parmi tes pareils sans honte et sans raser les murs, ah, c’est une certitude, tu vas savourer ta nouvelle vie en bonne grenouille.

 

Crapouillot sauta de joie et parti rejoindre sa confrérie en bondissant au-dessus des flaques sans s’y mouiller, avec ses nouvelles cuisses toutes vertes flambantes.

 

Fini de sauter dans les flaques d’eau  ! Désormais, Crapouillot les contournerait, elles terniraient sa nouvelle couleur et mettraient fin à sa nouvelle vie.

 

Pilmigrin mourra dans un rauque toussotement un dimanche après ce qui fut sa dernière messe, il avait tiré sur la corde de la grosse cloche et s’était envolé dans les airs en toussant ses bronches une ultime fois, il avait sûrement rejoint les mêmes anges qu’il astiquait tous les jours dans la sacristie de Triplemouille.

 

Comme convenu, Crapouillot prit sa place dans le reposoir du défunt à côté de la chambre de Triplemouille. Crapouillot sonnait les cloches tous les jours, s’occupait du ménage, astiquait les anges, lavait le linge, préparait les repas de Triplemouille et en rongeait les restes. Quelles belles activités  !

 

Tout aurait été parfait si l’humidité de la sacristie n’enlevait la belle couleur verte de Crapouillot.

Tous les samedis, Crapouillot demandait à Mastafiou de lui remettre une couche pour qu’il soit tout sec et bien vert le dimanche pour être présentable aux braves gens de la messe.

 

Des fois, ça le grattait, Mastafiou devait augmenter les doses pour cacher les boutons qui commençaient à pousser sous la peinture. Crapouillot toussait un peu, mais Fossecave le pharmacien lui avait conseillé un médicament qui guérissait à la fois les boutons et la toux. Crapouillot allait bien.

 

Crapouillot adorait faire sonner les lourdes cloches le dimanche, il tirait fort sur la corde en tordant son dos vert, Rotembar qui était au premier rang entre Graziapipette et Tireboufi le disputait pour qu’il tousse moins fort.

 

Aristodine, la vieille grenouille de bénitier, priait pour Crapouillot. Elle joignait ses deux mains tremblantes et allumait un vieux cierge.

— Pauvre Crapouillot, murmurait-elle entre ses deux dernières dents.

 

Les autres petites grenouilles vertes avaient grandi, elles avaient créé leur famille, et avaient eu des petites grenouilles qui trouvaient le vert de Crapouillot un peu curieux.

 

Quand il récurait les sabots de Triplemouille devant le perron de l’église, Crapouillot mettait le bol à hosties sur sa tête pour la protéger des pierres que lui lançaient les petites grenouilles.

 

Sacré Crapouillot  ! Il était devenu le jeu favori des petites grenouilles de ses amis d’enfance.

 

 

 

 

PARTIE 2 : Le voyage

 

 

 

 

 

Ce soir d’hiver, Crapouillot fut gravement malade. Le médecin Lajaunice lui recommanda une double dose

—  Si cela ne te guérit pas mon pauvre Crapouillot, je ne pourrai plus rien pour toi, je suis médecin, pas magicien.

 

Crapouillot se courbait de douleur sur sa banquette humide, sa peau s’effilochait et se ramassait en lambeaux sur les carreaux de la sacristie, de nouvelles cloques émergeaient chaque jour malgré le travail remarquable de Mastafiou, mais lui non plus n’était pas un magicien, plus Crapouillot se grattait, plus ses maux s’amplifiaient, ses poumons raclaient comme un drôle de gargouillis et Crapouillot devait élever sa bouche grande ouverte vers le haut, pour expirer son souffle.

 

Triplemouille s’impatientait  :

— que va-t-on faire de toi, Crapouillot, le Bon Dieu t’a offert sa maison et voilà comment tu le remercies ?!

 

Crapouillot avait honte, comment pouvait-il mériter les gens qui l’aimaient en leur étant aussi peu reconnaissant  ?

 

Mais cette fois, ce fut la fin, Crapouillot chuta du lit, se tordit de douleur, et se sauva dans une dernière grimace, au passage, il attrapa la corde qui servait à actionner la grosse cloche et s’enfonça dans la forêt, parsemant ses fragments de peau parmi les flaques d’eau qu’il n’évitait plus.

 

La rivière mettrait fin à ses supplices, avec la corde, il ligota une grosse pierre à son pied, sans réfléchir, la lança dans le torrent pour ne plus jamais revoir ce monde qui lui avait pourtant offert le meilleur et qu’il avait été incapable de remercier.

 

Plouf, aussitôt lancée, la pierre se planta comme une pierre dans le cours d’eau, Crapouillot suivit le mouvement, la corde se prit dans la branche d’un saule qui retomba sur la tête de ce pauvre Crapouillot, aïe  ! Quelle allure, imaginez le spectacle, voilà notre grenouille assise en grenouille au beau milieu de la rivière avec une grosse bosse sur le crâne.

 

— Si tu veux mourir, petit grenouillot, choisit une autre tombe, cette rivière, comme tu le vois, n’est profonde que de dix centimètres  ! 

— Qui es-tu  ? rouspéta Crapouillot tout de même penaud, avec un bout de nénuphar dégoulinant au coin de sa bouche et toujours sa grosse bosse sur le front.

—  Tu le vois bien, je suis une coccinelle  !

— Toi une coccinelle  ? s’étonna le jeune rescapé, je connais les coccinelles, elles ne sont pas du tout comme ça  !

— Ah oui, et comment sont-elles les coccinelles que tu connais  ?

 — Elles sont oranges et noires comme moi, faillit dire Crapouillot

— Comme toutes les vraies coccinelles, se reprit Crapouillot un peu confus.

—  Toi, je le vois, tu es toute jaune et noire  !  

—  Oui, c’est vrai, jeune grenouille, mais tu vois, chez les coccinelles comme dans toutes les espèces, il existe des tas d’autres couleurs, des bleues, des vertes, des jaunes, des oranges, des multicolores et des rouges aussi, et chacune de nous avec des quantités de points de couleurs, toutes autant différentes, au fait, je m’appelle Léa Monalizette, veux-tu bien sortir de ta baignoire et me dire qui tu es ? 

 

— Toi aussi tu le vois bien, je suis une grenouille verte et je m’appelle Crapouillot  ! 

— Hum, verte ? On ne dirait pas à première vue…

 

Effectivement, la belle couleur verte initiale de Mastafiou n’avait véritablement pas bonne mine à voir.

 

— C’est parce que ma maman mangeait… 

— Ah, elle mangeait quoi ta maman  ? 

 

Si Crapouillot avait pu rougir ou verdir, il l’aurait fait, pour ne pas avouer l’affreuse vérité…

 

— Des coccinelles… 

— Tiens donc, mais ça va, je ne crains rien, elle ne mangeait que les oranges et noires à ce que j’ai compris. 

— Oui… répondit Crapouillot débarrassé de sa gêne.

— C’est donc pour ça que tu es orange et noir Crapouillot  ?

—  Oui  ! 

— Et donc, ce n’est pas normal  ? 

— Ben non, les grenouilles sont vertes, tout le monde le sait  ! 

—  Un peu comme les coccinelles… nargua Monalizette.

 

Crapouillot sentit la douleur de sa bosse, il avait encore la corde à son pied, et puis, comme cette coccinelle lui paraissait si étrange à vrai dire, il n’en avait jamais vu dans la réalité, sa maman en mangeait, ça il le savait, mais ces bêtes à bon Dieu, disait-on, n’avaient pas leur place dans la confrérie des grenouilles, bien décidées à ne vivre qu’entre bêtes de la même tonalité.

 

— Je t’emmène voir ton papa, enfin, si tu veux bien te débarrasser de la corde serrée à ton pied un de ces jours  ! 

— Comment  ? Tu… connais mon papa  ? 

— Viens, ne te pose pas trop de questions mon beau Crapouillot, imposa Monalizette, nous partons pour un long voyage.

 

Personne ne lui avait encore jamais dit qu’il était beau, encore moins avec une couleur pareille  !

Crapouillot suivi Léa, même s’il trouvait inquiétant de suivre une étrangère, qui plus est, une coccinelle, il n’avait rien à perdre, et surtout, il voulait connaître cet inconnu qui s’était enfui avant qu’il ne vienne au monde.

 

Il détacha la corde de son cou.

 

Monalizette lui fit s’émerveiller des couleurs du monde, il se rendit compte comment celui-ci avait besoin d’être composé des mille tonalités pour qu’il resplendisse, comment les coloris se mélangeaient les uns aux autres pour donner vie à de nouvelles couleurs, toutes aussi brillantes et naturelles que celles d’un arc-en-ciel, Crapouillot remarqua comment l’univers se nourrissait des différences des êtres vivants pour exister, comment le changement d’une tonalité pouvait bouleverser son équilibre, il découvrit qu’a trop vouloir ressembler aux autres on perdait son identité, il comprit qu’il était le seul à pouvoir créer ce qu’il voulait être, que si les autres le faisaient à sa place, il ne fallait pas les écouter.

Mais comment peut-on connaître tout ça quand on est un enfant  ? Il reconnut la chance qu’il avait d’avoir pris la route avec Léa Monalizette, mais était-ce une chance ou un choix ? Le choix qui l’avait fait changer de vie alors qu’il était si mal en point.

 

Sur le chemin, Crapouillot perdit peu à peu ses derniers lambeaux de peinture verte, ses cloques avaient disparu de sa peau mise au jour, les dernières glaires de la sacristie s’évacuaient de ses poumons, il ne toussait pratiquement plus. Il comprit que son corps avait souffert parce que son esprit n’avait pas écouté son cœur.

 

L’orange vif de sa peau scintillait au soleil, ses jolis points noirs surgissaient comme autant de nouvelles vies sur son corps.

 

Monalizette l’enveloppait de son amour si essentiel aux êtres vivants. Crapouillaud rayonnait, cet amour le rendait beau.

 

— Nous sommes arrivés, annonça Monalizette alors qu’elle se posait devant le chêne vert.

— Ton père est enterré ici, à côté de ce bel arbre, le plus vert des arbres de la forêt, c’était une belle coccinelle élégante et aimée de tous, une coccinelle orange et noire.

— Mais pourquoi m’a-t-il abandonné ? 

Les larmes transparentes ruisselèrent sur le beau plastron rouge et noir de Crapouillot.

 

— Il ne t’a pas abandonné Crapouillot, il t’aimait comme on peut aimer un enfant quelque soit sa couleur, il fut chassé à ta naissance, parce qu’il avait la même couleur que la tienne, il est mort très vite de chagrin, tout le monde connaît son histoire par ici.

 

Léa Monalizette et Crapouillot eurent 118 enfants, certains furent rouges, d’autres jaunes, et quelques-uns furent verts.

 

Un beau vert de chêne avec des points noirs.

Le voyage
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