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«Il me semble que c’est lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir. Que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. (…) écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer.»

                                                                                                       - Marguerite Duras -

A mes enfants

J’écris ma biographie au jour le jour, régulièrement, elle s’enrichit de moments de ma vie d’enfant,  je rajoute des passages suivant mes moments d’émotion, je modifie, j’améliore, sans ordre chronologique, au gré de mes souvenirs renaissants, mes sensations, mes blessures, les faits que je relate sont ceux que je me souviens avoir vécus.

​À mes enfants…

   … et aux enfants, délaissés, maltraités, rabaissés, insultés, violentés, tabassés, bafoués, tous les petits êtres qu’on a privés de leur enfance, balancés dans leur vie décimée.

Les yeux qui brllent
Pique les doigts
je change d'école
Renard
Ma maitresse
Ma Norev
Patrick Tanazi
Mon père est un héros
Je gagne au tiercé
Ma première amoureuse
Ma soeur Nathalie
Un jouet merveilleu
Je découvre mon corps
Debarquons en charente
Jean Phlippe Méchain
La famille Frontin
Ma nouvele école

​Je vis face à vous, je travaille avec vous, parfois pour vous, je parle, partage, joue, dors et aime avec vous, j’essaie du mieux que je peux de vous ressembler, d’être. J’en souffre, mais je tiens. Je tiens comme on tient à la vie, cette vie que j’ai toujours aimé.

Je me masque face à vous, je vous reconnais en père et en mère, parfois en moi quand vous étiez enfant et ado. J’ai tremblé des fois, souvent, j’ai serré les dents, j’y suis arrivé, pas toujours, j’ai failli, je suis tombé, j’ai été quitté, je n’excuse pas ma maladresse, je l’accepte,


 

Alors j’écris, je ne suis pas écrivain, je suis un homme qui écrit.

L’intégralité des faits que je relate ici est réelle, sans aucune défaillance de ma mémoire.

                                                                                                                                                                        

                                                                                   Voici mon histoire.

​La grande allée de bitume s’impose devant moi. Le goudron scinde les lignes des tours, gigantesques buildings de la cité. Comme un poulbot mécanique au chemin mémorisé, je piétine droit devant moi. Là-bas, au bout, quand l’allée me deviendra inconnue, je tournerai et pousserai la porte de mon école.


1969. Le jour où… j’ai 4 ans.


Je m’appelle Laurent Michelot, je suis né le 24 octobre 1965 à Stains, dans la Seine Saint-Denis, j’habite la cité-dortoir de cette ville de banlieue parisienne.
 

Les éléphantesques tours de béton neutre de la cité H.L.M. cloisonnent imperturbablement mon univers de petit garçon, elles ne m’effraient pas. Je marche comme l’enfant que je suis dans ce monde imposé et gigantesque.

 

J’avance seul.
 

Petit et seul.
 

Ma casquette est en simili cuir marron à la visière aux bords usés, bien vissée sur mes fins cheveux clairs. La toque avec sa visière et sa forme démodée me donnent la touche mi-poulbot, mi-jockey. Mes mèches blondes, presque blanches, coupées courtes et sans style, mes yeux du bleu des plus clair, mon regard à la fois frondeur et timide, ma bouche à fossettes rappellent l’image des titis parisiens que l’on voit sur les photos du maître Robert Doisneau.

Mon pantalon de tissu en grosse laine et à gros carreaux tombe sur mes godillots, ma dégaine est celle du môme de la rue de la fin des années 60.
 

Mes pas défilent comme une mécanique. Petit pas et petit pas, comme un jouet à qui ont a suffisamment remonté le ressort pour parcourir la distance voulue.
 

Je n’irai pas plus loin, la limite inconnue est là-bas.
 

Je relève la tête, je la tourne vers l’arrière.

Maladroitement.

Sous ma visière, mes yeux se posent instinctivement vers les carreaux du 5e étage de la grande tour, l’appartement coincé sous le toit de la barre de béton. C’est ici que j’habite avec mes parents.

Je marche sans regarder devant moi, cette fois, dans mon dos, l’édifice s’enfuit dans le ciel, définit la frontière de ma vie.

Elle est toujours là.

Elle.

Mes yeux la retrouvent instantanément.

Comme chaque jour d’école, elle s’est postée là, telle une ombre fantomatique derrière ses rideaux gris de la baie vitrée du dernier étage. Je recrée son visage, son illusoire regard. Une femme seule regarde d’en haut son enfant avancer dans l’avenue vers son école. Comment imaginer ses pensées ? Quelles émotions ressent-elle ? Existera-t-il un temps pouvant m’apporter ces réponses ? Sont-elles finalement si importantes ?


Ou si futiles ?


Je retourne la tête, ajuste ma casquette du plat de ma main, je redresse mon chemin dévié. Il me reste le furtif moment de sa présence sécurisante, ses yeux voilés baissés vers ma petitesse. Cette vague silhouette ressentie dans mon dos me suffit. Une dernière fois, je me retourne vers les voiles opaques de sa vitre, une dernière fois je la retrouve immobile, elle se tournera, je pense sitôt notre connexion interrompue. Que va-t-elle faire de tout son temps après m’avoir laissé partir ?

Je pousse la porte de mon école.

Inexistant.


C’est ce que je dirais du contact de la main de ma mère dans la mienne sur le chemin de l’école.


Les soirs où j’ai les yeux qui brillent
 

​Ce soir après l’école, j’irai ici…

​À Gauche, face à mon école, des petits commerces alignent leurs devantures dans l’allée du rez-de-chaussée de la tour parallèle à la nôtre. Mon magasin préféré est celui de monsieur et madame Gaillard, les vieux buralistes gèrent la boutique tabac presse de la cité, les deux magiciens me vendent mes bonbons préférés, des bonbons précieux. Avec quelques centimes, j’achète toujours le même paquet, un paquet magique et tellement mystérieux, sous le plastique, se cachent deux chewing-gums dont ma bouche n’a jamais oublié le parfum, et puis… le précieux sachet dévoile entre les deux gourmandises, le plus beau de mes cadeaux. Sous la bosse, j’y devine la merveilleuse petite figurine de quelques centimètres qui dans peu de temps se dévoilera dans mes doigts. Divine et désirée, véritable pièce de collection d’enfant, une reproduction d’un des personnages d’Astérix. Ma passion pour ces petits bouts de plastiques débute là, ces étonnants petits personnages, véritables petits trésors m’émerveillent et investissent mon enfance. À partir de ce moment-là, je deviens collectionneur passionné.
 

Ma mère ou mon père ont glissé dans ma main une petite pièce la veille, ce soir, après l’école, je retrouverai ce moment attendu toute la journée, je retrouverai Madame Gaillard, c’est elle le plus souvent qui me sert, lunette sur le nez, un peu austère, je lui tendrai la pièce sans rien lui demander, elle me remettra en échange ce féérique cadeau qui embrasera mes yeux.
 

« Elle t’a encore refilé un double exprès la vieille, elle les tâte à travers la poche », me dit parfois ma mère quand je lui présente la petite figurine de plastique. Je dois en avoir une vingtaine maintenant, sauf Astérix que je n’ai jamais eu. Je l’aime bien madame Gaillard.

Le jour où… Ça pique les doigts.

Je joue en bas des immeubles avec une petite bande, quand surgit un énorme chat, la bête court en slalomant autour de nous à la poursuite d’un énorme rat. Le gros rongeur se retrouve à mes pieds. J’arrive à le chopper par la queue, je soulève le fugitif de ma petite hauteur et le tends vers la gueule du matou. La bestiole se retourne et mord mon index. Je rentre en pleurant chez ma mère. Elle me prend par le bras et m’emmène à la pharmacie.

Elle me dispute. C’est le seul souvenir que je conserve dans ma mémoire de ma mère marchant à mes côtés dans le parc H.L.M., c’était dans l’allée menant à la pharmacie, elle ne me cajolait pas, elle me reprochait de m’être fait mordre par le bestiau, quelle idée j’avais eue d’attraper ce rat par la queue ?


 

​Le jour où… Je change d’école.


Un an plus tard, je change d’école. Cette nouvelle école est plus loin que la maternelle du bas de mon immeuble, hors de la cité H.L.M., enclavée dans les rues d’un autre quartier qui me paraît si lointain, pour l’atteindre, je traverse plusieurs parcours différents, je sors de la cité, coupe une route, monte des escaliers et accède à une longue allée sous de grands arbres.

Parfois, le matin je chemine avec quelques autres enfants de la cité, parfois seul, il n’y a jamais d’adultes avec nous, le soir je reviens souvent seul, avec parfois ma crotte dans le pantalon.
 

Je suis un petit enfant calme, sage et timide. Tranquille et paisible. Je travaille plutôt bien à l’école, je pense même être dans les premiers de la classe, je suis souvent récompensé, bons points, images, billets d’honneur, je ressens l’amour de ma maîtresse. Je l’aime bien aussi, elle m’impressionne, mais je la trouve attentionnée et douce avec moi, elle m’encourage dans mes dessins :

 

«  Laurent, fais-moi un beau dessin d’arbre comme tu sais les faire », m’incite-t-elle en me tendant la feuille pastel au format A3. Un arbre…, je dessine invariablement le même… comme s’il me rassurait, il déploie ses branches, je lui donne naissance, les grandes feuilles permettent de laisser mon imagination s’étaler, je commence par dessiner un grand tronc d’arbre, ses branches, d’autres branches, encore d’autres où finissent par se greffer mes traits, de chacun de mes traits partent d’autres traits de plus en plus petits, jusqu’à remplir la page, sans laisser aucun blanc, jusqu’en bas. Mon dessin est fini quand il ne reste plus d’espace à remplir. J’y tiens, je ne laisse plus aucun vide.

Ces dessins, sont comme des Mandalas, ils m’apaisent, moi qui suis pourtant un enfant très calme.

Ma maîtresse me félicite souvent et m’encourage, c’est pour elle que je dessine, avec la fierté de lui faire plaisir, mes dessins sont des offrandes.
 

Je suis toujours à la même place au centre de la classe, réservé et sage. Tranquille et rêveur. J’écoute sans bruit, je ne dérange personne. Je ne me souviens pas avoir de petit camarade proche dans ma classe, des connaissances, mais j’ai souvent l’impression d’être un petit étranger.
 

À la cantine, je suis attablé avec des plus grands autour d’une table ronde composée de 6 ou 7 élèves. Je suis le plus petit, je mange en silence et laisse les grands parler. J’ai un peu peur et je me sens intimidé, mais ils me respectent cependant et tout se passe bien. L’un d'eux, assis en face de moi, semble être le chef, il s’exprime avec aisance et facilité, je me sens si petit et si solitaire.


Renard.

Le gamin s’est proclamé comme mon ange gardien dans la cour de récré. Renard, c’est son nom de famille, a quelques années de plus que moi, il m’apporte son affection, si quelqu’un me touche, ou me fait du mal, l’apprenti bagarreur intervient. Le gouailleur me rappelle sa présence à mes côtés. Il ne pose qu’une condition que je ne l’appelle jamais Renard, il se fâche, et m’abandonne, mais très vite il vient me remettre en confiance. Il ne ment pas et je me sens protégé par cette petite tête brûlée qui s’amuse à jouer les gardes du corps. J’aime plutôt quand il vient vers moi. «  Tout va bien ? » Je suis là si quelqu’un t’embête, me rappelle-t-il. Il sent ma fragilité.


Ma maîtresse.

Au coin du bureau de ma maîtresse, les petits soldats en plastique posent comme des trophées inaccessibles. Sûrement confisqués à un môme imprudent, ils sont étrangement disposés comme une prise de guerre, comme si ils devaient faire des envieux. Je suis un envieux. Ils sont si beaux. Je les lorgne comme le vieux collectionneur passionné de 4 ans que je suis. Ils sont là, brillants à la lumière à quelques mètres de moi, du plastique comme je les aime, j’en ai une envie folle, les emmener avec moi dans ma poche, les tenir dans mes mains et jouer avec eux dans le bac à sable en bas de mon immeuble, les intégrer à ma collection et ma 404 verte.

Les figurines inertes combattent déjà. Ma faiblesse domine ma timidité et je ne tarde pas à confier ma coupable envie à mon voisin. Sans attendre, le traître lève son doigt bien haut pour dénoncer mon ignoble désir de possession. Ma punition tombe. Vexé. Ma maîtresse sait parfois devenir sévère.
 

J’écoute attentivement, et je travaille comme un bon petit élève, pourtant l’écriture ne me passionne pas vraiment, je préfère le dessin, ou les travaux manuels. Je connais le calvaire du gaucher écrivant au stylo plume, laissant les taches encore fraîches s’étaler sur ma feuille quand j’avance ma main vers la droite. Mes écritures sont admirablement signées de belles trainées d’encre de Chine. Je prends conscience de ma différence.
 

J’apprends à lire avec les petits albums hors de l’école, petit autodidacte, Babar l’éléphant roi, a été mon premier allié littéraire, ses récits sont en lettres manuscrites contrairement aux autres, celles écrites en typographie sont indéchiffrables pour moi.
 

Les cris transpercent les murs de ma classe.

Les hurlements proviennent de l’autre côté du mur, de la classe de la maîtresse d’à côté, celle de la classe supérieure où j’appréhende de passer ma prochaine année.
 

L’acariâtre bonne femme presque invisible fantasme mon futur démon.
 

En fin d’année seulement j’apprends que nous déménageons de la région parisienne, finalement cette maîtresse hurleuse me sera épargnée.
 

L’un de mes derniers jours, ma maîtresse m’arrête en sortant de la classe. Elle est accompagnée de la criarde voisine enseignante. Que me veulent-elles ?

«  Je te présente le meilleur élève de ma classe », déclame fièrement ma maîtresse à l’autre.

«  Mais, tu ne l’auras pas dans ta classe l’année prochaine » poursuit-elle, « ses parents déménagent et partent en province ».
 

Je reste immobile, gelé.

«  Quel dommage ! » répondit-elle d’un visage adouci en me passant ses mains sur le visage.
 

Une belle leçon de vie me reste de ce moment-là. Un curieux double soulagement.

Ma Norev.


Elle est mon bijou, le bien le plus précieux, ma protégée, mon image, mon identité, mon prolongement, le jouet couronné, mon icône. Ma 404 verte.

C’est une Norev. La reine de mes petites bagnoles en plastique. Je trimballe ma collection dans un grand baril de lessive rond en carton. Je dépose ma belle toujours en dernier, sur le haut, visible et accessible dès l’ouverture du coffre.
 

La première voiture de mes parents fut une 403 que je n’ai pas connue, puis ils ont eu successivement trois 404, la première était rouge, les deux autres, dont la dernière était verte.


 

Une 404 verte.

Récemment, le hasard m’a fait rencontrer un homme propriétaire de deux 404, il espérait leur donner une nouvelle vie.

Cet homme a prononcé le mot magique… 404, quand les portes de son garage se sont ouvertes, les deux majestueuses se sont illuminées devant moi, j’ai fermé mes yeux, et je suis redevenu le petit enfant qui montait dans la voiture de son papa, comme si le passé était à la fois si éloigné et si proche, qu’il vivait en moi, les deux 404 semblaient à la fois si charismatiques et si indéfinissables, j’oubliais qu’elles n’étaient que des clones, elles étaient mon enfance.
 

Les Peugeot étaient là, sorties d’une vie, patientes de reprendre la route, comme celles des années 70.

Je me mis assis au volant de l’une d’elles, je retrouvais l’odeur inoubliable. L’odeur de mon enfance, celle de nos départs, de nos vacances, de la famille, la fierté d’être à côté de mon père.

Patrick Tanazi.


Les Tanazi sont nos voisins d’immeuble. Ils habitent l’étage plus bas ou celui plus haut, je ne me souviens plus.

Comme je ne me souviens plus s’ils sont Guadeloupéens ou Martiniquais.

Patrick est leur fils, il a mon âge, c’est mon meilleur copain, nous devenons vite inséparables.

Mes parents et les siens ont sympathisé, une relation cordiale, sans vraiment être proche.

Des repas échangés chez l’un ou l’autre quelquefois. Les Tanazi sont des gens élégants, prenant soin de leur apparence, costume cravate pour monsieur et tenue soignée pour elle. Ce sont, dans mes souvenirs, les seuls contacts de mes parents à Paris. Mes parents reçoivent parfois un peu de famille venue de l’est de la France dont ils sont originaires.


 

Patrick et moi sommes souvent ensemble, nous jouons dans le bac à sable en bas de la cité, ma mère nous surveille de temps en temps du 5e étage et m’appelle avant que la nuit tombe.


 

Ma mère est casanière, elle ne quitte que très rarement notre appartement, elle reste seule à attendre mon père rentrer de son travail, je n’ai pas souvenir d’amie, peu de famille à part son jeune frère, mon oncle Jean-Claude. J’ai l’impression que mes parents vivent en autarcie.


 

La cité de Stains affiche un caractère austère, l’insécurité règne, les immeubles sont dégradés, les caves fréquemment pillées, le couvre-feu est de rigueur et les résidents se barricadent à la tombée de la nuit.


 

Patrick, mon compagnon de jeu est taquin, il contraste du petit enfant calme et réservé que je suis. Son côté rieur et vif me séduit, il comprend l’amour que je porte pour ma petite mascotte, « dis tu m’la prêtes ta 404 verte » nargue-t-il, mais quel petit égoïste je fais ! Le gamin l’a rarement entre les mains.

​​​

Le jour où… mon père est un héros.

Ce soir, c’est le drame.

Je rentre triste du parc d’en bas…, la nuit est tombée, et ma mère s’aperçoit très vite de mon état.

Je reste muet. Ma mère soupçonne tout de suite un malaise. On m’a volé m’a 404 verte.

« Où est ta 404 verte ? » hurle-t-elle en fouillant mon baril.

— « Où est-elle », panique-t-elle comme si on lui avait piqué sa véritable voiture.

— « on me l’a volé »

- « Qui ? »

— « des voyous »


 

Une petite bande de tout âge impose leur loi la nuit dans la cité et je sais que récupérer mon jouet présente une difficulté, une impossibilité.


 

Je ne connais pas la plupart des gosses de la bande, ils sont tous nettement plus âgés, sauf le petit rouquin frisé que je vois souvent décoller les vieux chewing-gums du bitume pour les bouffer. Il a une sale tête le teigneux ! Il n’a guère plus de deux ou trois ans que moi, traine régulièrement la nuit dans le quartier avec des plus grands, je crois bien que c’est lui qui m’a piqué ma bagnole.


 

Mon père me prend par la main et descend dans la cité. Il est silencieux.

Au bout de l’allée, la petite bande campe tranquillement, je les reconnais, ils sont là, posés sous la lueur des néons blafards, l’atmosphère glauque de la cité silencieuse.

Le petit frisé teigneux est au centre de la troupe, il est protégé par les plus vieux, il fronde.

Les plus grands restent impassibles.


 

Mon père demande qui a pris ma petite voiture… je tremble dans sa main. J’ai le souhait de retrouver ma petite voiture, mais j’ai aussi le souhait de ne pas demander mon reste, je n’ai pas l’espoir de la revoir, le mur en face de nous me semble imperturbable.

- « C’est pas nous, on l’a pas ta voiture de merde » gouaille l’un des voyous.

Mon père insiste.

Calmement.

J’ai oublié ses mots, leurs mots, les échanges précisément, terrorisé que j’étais et de plus en plus sûr que je ne reverrais plus mon bien le plus cher.


 

Je ne sais pas comment ni d’où elle a jailli, mais dans un jet inattendu, elle a tourbillonné sur le bitume jusqu’aux pieds de mon père. Il ramasse la 404 verte et me la pose dans la main.


 

Je ne l’entends pas prononcer une parole lors de notre retour, je serre ma petite voiture dans ma main, je la regarde, je regarde mon père. Mon père est mon héros. Mon courageux héros…


 

Mon père, je l’attend, chaque soir pour notre ballade quotidienne le long de la voie ferrée située derrière notre immeuble, j’enfourche mon petit tracteur tricycle rouge sur lequel il m’a bricolé un système de phares, une petite lumière brillante que j’allume en actionnant le petit interrupteur argenté. Lui marche près de moi, souvent silencieux et pensif, fumant sa Gauloise sans filtre. Lui, nous. Tous les deux, marchant le long de cette ligne mortifère de banlieue.

- «  dis papa, je peux allumer les phares maintenant ? »

- «  pas encore, bientôt, il va faire bientôt nuit. »

Le jour où… Je gagne au tiercé.


Les week-ends sont des bons moments, simples et tranquilles.

Je joue au tiercé avec mon père.

C’est magique et j’attends toujours avec impatience ce moment-là.

Les joueurs de tiercé utilisent des petits cartons carrés de couleur, ils cochent les chevaux gagnants ou placés avec une pince emporte-pièce spéciale bien connue des turfistes de l’époque. Le parieur file valider sa mise au P.M.U. du coin.

Je poinçonne sans limites les petits cartons fabuleusement prometteurs et les confie à mon père, je le vois les insérer précautionneusement avec les siens.

Mon museau à hauteur de comptoir, je l’entends remettre consciencieusement les précieux enjeux troués dans les mains du commerçant qui valide aussitôt le carton magique.


 

«  j’ai gagné papa ? » demandé-je dès la sortie.


 

- « Oui, tu as encore gagné toi. »

- «  toi, tu as pas gagné papa ? »

- «  non, j’ai perdu moi. »

Mon père m’emmène dans le magasin de jouets le plus proche, nous partons récupérer le lot que j’ai gagné en misant sur les bons chevaux.

Je gagne toujours, irrémédiablement, mon père me fait gagner.

– « Choisis ce que tu as gagné », me désigne-t-il le rayon de jouets.

Le paradis brille devant moi, s’affiche comme l’étalage le plus beau du monde.

- «  J’ai gagné celui-là ? »

Mes yeux étincellent, je repars fier de mon trophée, généralement une petite voiture ou un paquet de soldats qui prendront rapidement leur place dans ma collection.


Le jour où… Je rencontre ma première Amoureuse.

J’ai oublié son prénom.

Elle habite dans la cité, c’est une vieille d’un ou deux ans de plus que moi.

Je suis secrètement amoureux de cette débrouillarde qui gouaille comme un garçon. Elle traine dans la cité et semble n’avoir peur de rien. Elle apparaît comme elle disparait, virevolte entre groupes, parfois vers moi et dans ces moments, mon cœur s’emballe. Son côté rebelle, son aisance m’impressionnent, je me laisse enchanter par son univers si téméraire. Elle nous rejoint parfois le soir en bas de la cité, elle m’offre couramment son soutien.

Le double féminin de Renard !

À l’école, on nous apprend à lacer nos souliers avec la boucle qui tourne autour du lacet. Je n’arrive pas à faire cette foutue boucle, je suis gaucher, ou peu doué pour l’évidence, la manipulation m’est impossible.

«  T’inquiète pas, je vais te montrer une façon de nouer tes lacets beaucoup plus facile pour toi », me dit mon «  Amoureuse ».

Elle se penche à mes godillots et exécute la manœuvre d’une autre manière beaucoup moins technique : un simple nœud en doublant les lacets.

«  tu vois, pas compliqué »


 

À mon tour j’essaie la manipulation, je sais enfin lacer mes chaussures impeccablement. Certes, non conventionnel, mais je sais faire. Grâce à elle.

Ma beauté enfantine n’a jamais connu mes sentiments pour elle, il m’aurait été difficile de lui dévoiler entre deux de ces jurons.

Aujourd’hui, j’utilise toujours sa méthode, avec quelquefois une petite pensée pour elle.


Le jour où… Ma sœur Nathalie entre dans nos vies.


Le 02 aout 1969. Nous devenons une famille de quatre. Nathalie nait à Stains comme moi, mais ne connaîtra pas la banlieue.


 

Mon père est muté en Charente, nous quittons la région parisienne pour ce département au bout du monde, mes parents en parlent déjà comme d’une autre planète, ils aiment répéter que les Charentais sont arriérés de 10 ans.


 

Ils partent quelques jours en Charente à la recherche d’une maison, pendant leur absence, ils me confient aux voisins Tanazi. Le bonheur, je serais avec Patrick chez lui quelques jours.


 

Durant ce séjour, deux événements vont graver ma mémoire pour le restant de ma vie.

Le jour où… Je découvre un jouet merveilleux.

Un jouet magnifique… qui va intervenir dans ma vie de petit garçon de 4 ans et la modifier à jamais, mais l’avais-je déjà au plus profond de moi ?

Nous sommes dans la salle de bain des Tanazi, je suis avec Patrick. Contre le mur blanc, un petit projecteur à cassette super 8 diffuse des images animées, un dessin animé en couleur, on y voit Mickey qui court après son chien Pluto.

J’actionne le bouton. Le temps s’arrête, assis sur le sol, je reste figé, subjugué par cette image qui s’anime, c’est de la magie. Patrick est blasé, il a dû voir cette histoire en boucle, l’ingrat se lasse et sort de la petite salle de projection, je tourne là clé, plus rien ne doit interrompre ce bonheur, plus rien ne doit exister, je dois poursuivre ma découverte, continuer, ne pas m’arrêter, admirer ces mouvements qui colorent le mur, lui donnent vie. Les images dansent dans ce petit carré.

Madame Tanazi frappe à la porte, s’inquiète…

Encore un peu, encore un petit peu… rien qu’un peu, encore quelques images… et puis… j’ouvre.

C’est après ce moment que le monde de l’image deviendra essentiel dans ma vie et ne me quittera plus jamais.

​​​

Le jour où je découvre mon corps.

C’est l’heure de la toilette.

Je suis debout dans la baignoire des Tanazi, petit et nu.

Patrick est aussi nu en face de moi.

Madame Tanazi.

Elle nous attrape l’un après l’autre, nous frictionne. De haut en bas, de bas en haut. Sa main gantée passe sur mon corps. Sur tout mon corps. Passe et passe encore. Savonne mon corps figé. Dos, ventre, fesses, zizi, jambes. … Je suis tétanisé, personne n’a jamais encore touché mon corps comme ça. Ma mère se contente de me laisser barboter dans la baignoire, et me lave les cheveux en pestant quand je me plains du savon qui me pique les yeux. Ses mains ne passent pas sur mon corps.

À ce moment, je pense que les Tanazi sont des extra-terrestres, que les mères ne lavent pas leurs enfants comme ça.


 

J’ai grandi sans les mains de mes parents sur mon corps, sans même l’une d’elles posée sur mon épaule de temps en temps. Seul, sans leurs mains réconfortantes sur moi. Sans leurs mains sécurisantes et aimantes. Aujourd’hui, quand il m’arrive de voir un parent relever le col de son enfant, poser la main sur son corps, un frisson parcourt mon corps..

J’ai cru longtemps que c’était une anormalité de toucher le corps de son enfant. Que ce soit mes petites amies ou chez le docteur, qu’une personne puisse toucher mon corps devenait improbable, je bloquais. Par la suite, j’entamais une thérapie par le massage.


Le jour où… nous débarquons en Charente.

J’ai un peu plus de cinq ans, Nathalie est dans sa deuxième année de vie quand nous arrivons en Charente, mon père vient d’être muté dans une usine de métallurgie à Angoulême. Il est chef d’atelier et dirige une centaine d’ouvriers.

Mes parents ont dégotté une petite maison avec trois chambres en location à Puymoyen, elle est située proche de la ville d’Angoulême.

Monsieur Constantin, le propriétaire, est un vieil investisseur parisien, j’aime cet homme, il me parait agréable et juste.

Le parisien vient rendre visite à sa sœur, Madame Cheret, une vieille fille habitant le village, dont la maison est à quelques-unes de la nôtre, pour l’occasion, il vient diner à la maison. L’homme est courtois, sensible, calme et cultivé, je remarque l’attitude changeante de mon père, il s’habille différemment comme si on recevait un prince saoudien et se comporte comme un lèche-botte à outrance, comme s’il avait peur de perdre les faveurs de son propriétaire et donc sa maison, comme s’il voulait s’élever au même rang diplomatique sans y parvenir réellement, je ressens une gêne perceptible, mais inavouée chez notre hôte. Drôle de moment ces diners où mon père n’est pas lui-même.


Au milieu d’un ancien champ de Colza où subsistent quelques vestiges, six pavillons basiques viennent d’être implantés dans un chantier encore boueux. L’un de ces pavillons est le nôtre, la nouvelle petite citée s’ajoute à cinq ou six autres maisons plus anciennes. En bas passe la «  grande route » qui mène au bourg de Puymoyen, la plus petite route perpendiculaire (appelée route du verger) qui mène à l’ancien village, nous dépose à la troisième maison, la nôtre.


 

Il n’est pas encore achevé, pour éviter la boue, et pouvoir accéder jusqu’à la porte de la maison, mes parents ont déposé des cartons dans l’allée bourbeuse.

Le terrain est en pente, ainsi, nous avons vue sur les maisons d’en bas. La maison plus ancienne surplombant la nôtre est inhabitée.

Je découvre un étrange paysage, différent de mon univers de tours immenses, terre, bulldozer et colza dans ce petit village de sept-cents habitants où les vaches trainent leurs sabots devant notre maison pour rejoindre leur écurie dans la ferme des Couraud, plus haut en passant par la route du verger.

L’insécurité a laissé la place au calme.

Dans le terrain pentu, trois énormes acacias et un noyer sont les rescapés du décor, je remarque que parmi les nouveaux occupants du terrain agricole, nous sommes les seuls héritiers de ces cadeaux de la nature, les autres pavillons ne sont fleuris que des carrés de colza qui disparaitront prochainement.

Les terrains ne sont pas encore franchement délimités, chacun commence à construire des murs.


Mes parents s’affairent, leur première préoccupation est de rendre notre maison la plus agréable, nous sommes en location, mais mes parents semblent avoir carte blanche pour amménager ce nouveau petit paradis, mon père est très bricoleur, très vite il délimite le terrain, construit des murs, fabrique les portails, crée des allées, une cour, fait venir de la terre pour redresser le sol trop en pente, plante des arbres, sème du gazon et des fleurs. En très peu de temps, la maison devient belle et agréable. C’est dans cet univers que je grandis.


Mes parents sont discrets et sociables, les voisins sont sympas et deviennent presque tous des amis. Les habitants de la nouvelle cité aménagent leur petit carré de terre et s’entraident quand il le faut.

Jean Philippe Mechain.


Jean Philippe devient mon premier copain dans cette Charente inconnue. Les Méchain habitent un pavillon similaire au bout du champ de la petite cité, ils ont sympathisé avec mes parents. Jean-Philippe a 7 ans, un an de plus que moi, nous sommes souvent ensemble. Il a 3 sœurs dont l’une, Anne, devient mon amoureuse platonique. Ils sont protestants et perçus par les autres voisins comme des gens un peu à part. Leur religion est incomprise, très croyants, les Méchain commémorent pendant la journée du dimanche, ce jour-là, ils reçoivent du monde chez eux, c’est le ramdam contrastant avec le calme des autres habitants, ils sont perçus comme excentriques.

Nous allons manger quelquefois chez eux, en fin de repas, les deux pères organisent l’inévitable partie d’échecs, les mères discutent, et nous, les enfants, partons dans les chambres où je sens les battements de mon cœur s’emballer en compagnie de la belle Anne. Anne si différente, comme le sont nos pères et nos mères.


 

C’est quelques jours plus tard qu’arrive la première tragédie.

Ce qui reste des champs de colza emportés par les constructions de la cité deviennent nos terrains de jeux. Je découvre les joies de la nature. Les plantes jaunes nous abritent, c’est une aubaine tentante d’y construire un univers de gosse, Jean Philippe et moi pouvons nous faufiler dans les herbes hautes, nous traçons des galeries nous emmenant à notre QG secret.

Jean-Philippe est mon ainé, il devient mon mentor. Le garnement a chipé des allumettes. Le feu au milieu de notre repère est son idée. Pas de feu sans fumée, son papy passe par là et remarque les signaux des deux Sioux pas trop futés.

Nous avons été punis tous les deux avec interdiction de nous revoir.

Jean-Philippe est resté mon copain, nos différences, son année de plus et moi je suis un gamin de la rue, lui, plus intello, est plongé dans ses bouquins, nous nous éloignons. Plus tard, Il sera souvent un peu à part de nos «  bandes ». Nous avons gardé de bonnes relations et nous nous sommes revus dans nos vies d’adultes même si la distance nous a éloignés.

Le jour où… la famille Frontin débarque.


La vieille voiture, chargée comme pour un dernier voyage, brinquebale en remontant la route du verger devant notre maison. La Famille Frontin débarque dans la maison inoccupée surplombant la nôtre. Le couple est issu d’une famille de vigneron de la pleine campagne proche de Chalais. Monsieur Frontin est facteur, Madame deviendra plus tard employée de l’école de Puymoyen. Ils s’accompagnent de leurs trois filles. Sylvie est mon ainée d’un an, Isabelle est sa cadette de 2 ans et Nathalie a le même âge que ma sœur. Les deux Nathalie deviendront très copines.

Les trois filles prendront une place importante dans ma vie d’enfant, nous jouons souvent ensemble. Isabelle deviendra quelque temps plus tard mon amoureuse.


 

Le jour où… je découvre ma nouvelle école.


Elle se situe à 600 mètres de notre maison, j’y vais et reviens à pied chaque jour.

Je passe mes premières journées à l’école ou je ne connais personne, je suis un petit parisien perdu et intimidé parmi les extra-terrestres charentais comme les décrivent mes parents. Assez rapidement cependant et malgré ma timidité je m’intègre bien et me fais une belle bande de copains. Jean — Michel Vignaud et Jean-Luc Trainaud deviendront mes meilleurs amis. Dans le village, les filles restent les plus proches de mon entourage. J’ai donc deux groupes de jeu, celui de mes potes, et celui des filles de ma cité proche.

Je suis plutôt sociable, même si j’affectionne me retrouver seul pour jouer avec mes petits soldats et mes voitures. J’aime aussi me déguiser et jouer aux cowboys.

J’ai perdu mes repères. Je ne suis plus le petit garçon si assidu, mes résultats scolaires restent dans la moyenne. Je n’aime pas particulièrement l’école.


 

Mes passions sont diverses, je suis passionné de BD, d’images, de musique, j’aime créer, dessiner, j’invente des multitudes de jeux, qui font les purs bonheurs de ma sœur et des voisines, je construis des cabanes en bois ou avec les draps que ramènent les voisines (je les adore pour ça !), je monte des toiles de tente. Je suis subjugué par la quantité de couvertures qu’elles possèdent et tout ce que l’on peut en faire. Je suis très créatif et j’imagine d’improbables et éphémères maisons de toiles de vieux draps.

J’aime le foot et j’ai toujours un ballon avec moi, j’enfile mon short dès que je rentre de l’école, je ne supporte pas les pantalons.

Je joue dans l’équipe de foot du village de Puymoyen, une occasion de rajouter de nouveaux copains venant d’autres horizons que mon école.

Le foot est une véritable passion, j’ai toujours un ballon dans les pieds.

Je crée constamment.

Je construis des carrioles rafistolées, des jeux en bois, un manège ou d’autres constructions farfelues. Ma passion pour les jouets, soldats, voitures, Lego devient prédominante, les précieux sont classés méticuleusement par genre dans des sacs ou des boites, on ne mélange pas !

Je deviens plus téméraire, casse-cou, je grimpe dans les arbres, échafaude les murs, m’égratigne le corps, chute en vélo et me cabosse la tête régulièrement, je deviens un enfant de la campagne.

Mon père nous à construit un portique exagérément grand, une véritable œuvre titanesque dans le paysage, personne n’a jamais vu un jeu d’enfant aussi fou, je rends grâce à l’indomptable, la bête de fer est témoin de mes plus téméraires acrobaties. Mon jeu le plus dingue est de me balancer le plus haut possible, les cordes sont presque à l’horizontale quand je me jette dans le vide, un court vol, puis je percute le sol dans de magnifiques roulés-boulés sur la pelouse qui amortit ma retombée. J’entraîne ma sœur dans mes périlleuses aventures, nous réalisons des vols planés impressionnants, marquant notre point de chute en plantant des bâtons pour tenter de battre des records. Comment ne sommes-nous pas morts ?

J’apprécie ressentir cette sensation de voler, sans aile, ni avion ou parachute, de brefs instants de peur et de liberté.

Je suis à la fois un enfant paisible et rêveur, inventif et créatif, un enfant appréciant autant l’intérieur que l’extérieur, je suis assez agile et téméraire, souvent avec mon vélo ou mon skate, je construis des cabanes dans les arbres, j’ai ma bande de copains et… ma petite sœur Nathalie avec laquelle j’aime souvent jouer, c’est avec elle que je crée les plus folles de nos aventures. On se chamaille souvent, mais elle reste ma meilleure amie, elle me manque quand elle n’est pas là.

Je conserve ma première passion : je suis totalement fou des petites voitures, des soldats et ce que j’appelle… mes Guigus ! Avec un G majuscule s’il vous plaît, car je ne sais pas si ce mot existe, ou si je l’ai inventé, oui je l’ai peut-être inventé, je ne sais pas. Mes chers Guigus ne sont pas à confondre avec mes soldats que je dissocie, ce sont des caricatures à l'effigie des personnages de bandes dessinées ou de personnages moins sérieux. Je veux tout explorer, le sérieux comme le plus farfelu.


 

La télé… ma chère télé… Celle que je regarde durant des samedis après-midi entiers au grand dam de mes copains, la première chaine diffuse mes séries préférées comme chapeau melon et botte de cuir, les mystères de l’ouest, le prince saphir, le roi Léo, Kung-fu, mission impossible. Je regarde aussi beaucoup de western. John Wayne est mon idole absolue, sans lui et les Indiens qu’il dessoude avec sa Winchester, les westerns n’ont pas la même saveur.

Je voue une adoration sans limites pour les animaux, notamment les chats.

J’échafaude l’idée de devenir vétérinaire.

La cause animale ne m’a jamais quitté, je me choque pour chaque délit commis par l’homme à leur encontre et je deviendrais végétarien sur le tard.


 

Je sors souvent avec mes copains, on organise des jeux de piste, ou de fausses courses dans les vieilles guimbardes abandonnées, on achève de les casser, la forêt environnante et la vallée des eaux claires, ses grottes et ses rochers, sont nos terrains de jeu. Je suis le plus souvent dans la nature.


 

Je suis un enfant passionné par la vie. J’aime la vie. Je suis un enfant vivant.


 

La pêche me pose toutefois un cruel cas de conscience. Elle percute mon amour pour les animaux, je déteste voir souffrir les poissons, je n’aime pas les voir mourir, la pêche no-kill n’existe pas ou est peu répandue, même s’il nous arrive de remettre les poissons à l’eau.

A l’époque, les pécheurs agissent davantage par instinct que pour obéir à des lois, allons-nous garder les poissons pour les manger ?

Les carpes, les brochets, nous les mangeons, surtout les délicieuses anguilles.

Pour combler ma peine, je décide de construire au fond du jardin un bac à poisson. Avec des tôles pour le pourtour que je cale avec des barres de fer enfoncées dans le sol, je recouvre le fond et les côtés d’une bâche transparente en plastique, je deviens le sauveur de poissons péchés.

Le bac est grand : deux mètres sur trois ! Je l’agrémente de pierres, et place au centre un agglo de béton qui constituera un H.L.M. je remarque que les petites tanches l’affectionnent, je veux que mes poissons se cachent et soient heureux.

Autour de mon bac, je plante des roseaux, espérant ajouter le côté sauvage. Je tiens une comptabilité assidue, et je les dénombre par genre. J’ai plus de 200 poissons, ablettes, gardons, carpeaux, tanches, les autres espèces ne subsistent pas en captivité. Je les contemple tous les jours, je regarde comment ils vivent et se déplacent, j’ai une affection pour les tanches, j’admire le mouvement des bans d’ablette. Maintenant, je connais ceux que j’arrive à conserver en captivité et rejette à l’eau ceux qui ne peuvent pas l’être comme les perches ou les goujons.

J’ai continué à pécher plus tard, puis j’ai arrêté, je ne supportais plus de faire du mal aux êtres vivants.

Je vous invite à lire les chapitres
qui vous intéressent.

1ère Partie Ma petite enfance

A mes enfants

1969, le jour où j'ai 4 ans
Les soirs où j'ai les yeux qui brillent
Le jour où ça pique les doigts
Le jour où je change d'école
Renard
Ma maitresse
Ma Norev
Patrick Tanazi
Le jour où mon père est un héros
Le jour où je gagne au tiercé
Le jour où je rencontre
ma première amoureuse

Le jour où ma sœur Nathalie
entre dans nos vies

Le jour où je découvre u
n jouet merveilleux

Le jour où je découvre mon corps
Le jour où nous débarquons
en Charente

Jean-Philippe Méchain
Le jour où la famille Frontin débarque
Le jour où je découvre
ma nouvelle école


2éme Partie Mon enfance

Mes grands parents paternels
Ma chambre
1972. Le jour où j'ai 7 ans
Le jour où elle débarque
dans notre famille

Le jour où il est arrivé
Le jour où ma passion
pour les chats se révèle

Le jour où il est sur moi dans le jardin
La peste
Le jour où sa colère décuple
Jean-Claude

3éme Partie ( en écriture )
Mon adolescence

Mon père
Ma mère
Monsieur Mercier
Mon jumeau
La bande des 6
La fugue
Jean-Mi
Mon amoureuse
Le match
Le jour où on fait du pédalo
Le jour où ils disparaissent
Crachat
Le jour où je ne serais plus jamais beau
714 vol pour Sydney 

4éme Partie ( en écriture )
La vie continue

Le jour où ils changent mon nom
Le jour où mon anniversaire
n'existe plus
Les jours où ils se b..... à coté de moi
Une nuit de souffrance
Le jour où mon bras s'éléve
Le jour où je pars
Le jour où mon enfance s'envole
Monsieur Bertaud
L'atelier

5éme Partie ( en écriture )
Et après ?

Il la défoncerait
Le concours de pèche
L'album photo
Didier
Ah, c'est Laurent
L'enterrement
La rupture définitive


6éme Partie ( en écriture )

Lettre à ma mère
Ancre 1
Mes grands parents paternels
Ma chambre
1972 j'ai 7 ans
Elle débarque dans notre famille
il est arrivé
Ma passion pour les chats
il est sur moi jardin
La peste
Sa colère décuple

Mes Grands-parents paternels.                                                                                                                                                Partie 2


 

Durant plusieurs années, je passe mes grandes vacances chez mes grands-parents, à Saint Aubin, près de Dole dans le Jura. C’est le Nirvana de mon enfance, de 6 à 10 ans.

Le jardin de leur belle maison est parfumé de roses, elles grimpent le long des murs ou s’étalent le long des allées, mon grand-père en possède la folie. Je m’épanouis dans leur paradis, bourré d’arbres tous plus beaux les uns que les autres, les pruniers dominent et offrent au lieu un air étrangement beau dans lequel je me confonds, mon engouement pour la nature ne me quittera plus jamais.

Le jardin de mes grands parents est une merveille de couleurs et de parfums, tous les fruits et légumes y sont représentés comme si aucun ne devait manquer à l’appel. Mon Grand père est un fada passionné, il cultive comme un chef, il me rends complice de la beauté multicolore qu’il dirige comme un chef d’orchestre, le mot écologique n’existe pas à l’époque, lui coller ne serait même pas pensable, c’est un génie de la botanique, un autodidacte.

Son eden est soigneusement étalés, allées larges, et rangées parfaites, tout est fait pour le plaisir des sens, une bonne terre, et des bons outils, mon grand-père est un perfectionniste.

Décrire leur maison est presque une hérésie, elle se vit, elle se respire, son âme transpire dans tous ses recoins, comme si la vieille bâtisse avait donné ses lois de la survie, oui, on y sens la survie, l’âme de combattant qui lui ont donné le conforts modeste et suffisant pour être heureux, elle est grande, comme un labyrinthe pour enfant, des poupées de guerre démodées aux habits aux crochets, et aux cheveux hirsutes, des jouets Bonux, des vieux oursons où l’on aime se frotter, un grenier mystérieux, et une chambre interdite.

Le garage et les granges succèdent en enfilade à la maison devant la cour gravillonnée, puis, en face du jardin mystérieux des pruniers.

J’entends le crissement des graviers écrasés par les pneus des voitures des visiteurs.

Je passerais ici les plus beaux moments de mon enfance, et

peut-être même de ma vie.


 

Ma grand-mère s’occupe de la tenue de la maison, c’est une grand-mère moderne, joyeuse, drôle et très active. Je la regarde partir faire ses courses en vélo pour rejoindre le centre du village. Aujourd’hui, je l’imagine là-haut et les larmes me montent aux yeux en écrivant ces lignes. Elle apparaît dans mes rêves d’amour, je la revois traverser la cour aux cailloux crissant sous son pas alerte, ou penchée sur les fraises de son jardin, cueillir le cassis, bêcher son champ de cornichons, me tendre le plat d’asperges chaudes que nous avons cueillies ensemble, remuer méthodiquement mon chocolat du matin pour qu’il se dilue dans le lait parfaitement.


 

Mon grand-père est commerçant ambulant, après avoir vendu de l’huile, de l’osier, il s’est reconverti dans la vente à domicile de tous les produits qui pouvaient dépanner la ménagère des villages alentour.

 

Quand il était plus jeune, alors qu’il déchargeait de la marchandise, il est tombé du wagon, l’accident l’a rendu boiteux à vie.

 

Le petit homme que j’étais franchissait les mystérieuses portes interdites de son tout petit entrepôt situé en face de la maison et recouvert de roses lui aussi, une sorte de garage mignonnet qu’il protégeait comme un lion féroces et sans merci des regards indiscrets de l’extérieur, c’est ce jour-là que j’attrapais le virus du commerce, même si je ne savais pas encore qu’il deviendrait mon métier, une petite graine germait déjà au plus profond de moi, j’étais contaminé, je deviendrais commerçant, mais pas n’importe lequel, un commerçant comme mon grand-père, qui allierait mes passions et mon métier, mon ikigaï qui m’a rendu heureux plus tard.


 

Je suis émerveillé par ce lieu magique et mystérieux protégé ou plutôt, surprotégé devrais-je dire comme une pépite par mon Grand-père, il sait que sa vie, celle de sa famille en dépend. C’est un fou furieux du petit commerce, intuitif et malin, un éveillé.

Au bout de la cour gravillonnée, j’attends avec impatience son signe, celui où il m’autorisera à le rejoindre et avoir l’honneur de partager sa tanière de lion.

De là, je le regarde boiter dans sa vie fabuleuse, celle de mon autre grand pêre.

Il ferme irrémédiablement à clé sa caverne d’Ali Baba quand il la quitte, seule ma Grand-mère possède le double, et bénéficie du privilège sous surveillance de chiper une bouteille de ménage ou un paquet de lessive, toujours le même, Bonux, elle m’offre le jouet magnifique caché dans la poudre blanche. Dans la remise de sa cuisine, je découvre plusieurs paquets entamés, presque neufs pour certains, mais ouverts, elle m’en a offert tous les jouets…

La vile complice obéie à son mentor, elle tient éloigné le petit garnement n’entrera pas dans la tanière quand le lion dort. Quelquefois, sur insistance ou fourberie rapide, j’arrive à obtenir une courte dérogation au règlement.

Je ne suis pas réveillé quand mon commerçant de grand-père ouvre très tôt le matin son Nirvana commercial, il enfourche sa camionnette et part faire sa tournée jusqu’en début d’après-midi, dès qu’il rentre, je ne le vois pas, il fait la sieste, c’est le moment ou il ne faut pas faire de bruit. Je m’impatiente de son retour.

Le voilà qui réapparaît ! Il traverse la cour de gravier, ouvre à nouveau les portes de l’antre mystérieux en début de soirée, où il refourgue méthodiquement dans sa 4L fourgonnette le réassortiment qu’il juge nécessaire pour le lendemain.


 

En embuscade, je le rejoins innocemment, je me sens intrusif, il aime bien être tranquille, très organisé, la liste à la main, il s’affaire à remplir son magasin ambulant de l’apanage complet des produits de première nécessité, de lessives, shampoings, huiles, balais ou pince à linge, sans rien manquer.


 

Son entrepôt est judicieusement organisé et ordonné, tout est propre et aligné, les produits méthodiquement vivants dans des rayons lumineux et espacés, classés comme si la boutique était ouverte au public, les parfums de lessives se mélangent aux effluves des savons, les couleurs s’harmonisent, tout m’intrigue ici, me grisant à jamais, j’aime me sentir dans cet endroit, j’y perçois toute la liberté et le bonheur de mon grand-père.

Je le vois s’activer, il oublie sa jambe, j’essaie de comprendre son métier, il m’explique parfois.

Au fond de l’entrepôt, je vois la vieille machine à huile devenue inutile, mais elle trône là comme un souvenir, on croirait une déesse à qui l’on doit tout.

Je promène ma curiosité dans les allées, l’Entrepôt n’est pas très grand, une centaine de m2, de mes yeux d’enfant, il me semble immense.


 

C’est, je pense, ce qui nous manque à notre époque, ce service à la personne, un tissu humain que nous avons perdu à cause des grandes et lugubres grandes surfaces.


 

Mon Grand-père était un homme bon et bienveillant, c’est comme ça que je le percevais, même si j’appris plus tard qu’il n’était pas toujours très tendre avec ma grand-mère et ses enfants.

Son œil espiègle observait le petit garçon déambulant dans ses chers rayons, me ressentait émerveillé par son activité.

Je me suis souvent demandé s’il n’avait pas déjà soupçonné mon destin…

Je ressentais un amour énorme pour ma petite personne. Une attention bienveillante m’était portée, chaleureuse et bienveillante.


 

Leur champ de cornichon est gigantesque, à côté de l’immense jardin, les légumes verts, poussent sur des buttes, et pour cause, ils les vendent à une coopérative, mais pas que, ils s’occupent aussi d’organiser la réception des récoltes de tout le voisinage, c’est dans une vieille pièce à côté de la grange que l’on s’est organisés, j’y participe, tous les mercredis, les propriétaires de cornichons viennent déposer leur récolte, nous les pesons, avec une vieille balance en bois comme celles utilisées à la poste pour peser les colis, c’est moi qui m’y colle avec l’aide de ma grand-mère. Je vois défiler du monde, l’entreprise de mon grand-père a du succès, comme tout ce qu’il entreprend.

La maison est chauffée au bois, tous les ans, c’est le grand ram dam, on passe deux ou trois jours, à couper le bois et le rentrer dans la grande, je manipule la hache comme un chef.

Mon grand-père était un bon pécheur, il envisageait sa passion comme un gagne-pain supplémentaire, la bosse du commerce ne le quittait jamais, il fait partie de cette génération non assistée où il fallait trimer si on voulait vivre, il défendait ses acquis et souhaitait mettre son foyer à l’abri du besoin, sa femme et ses enfants, ceux-ci partis, il avait continué à vivre de cette façon-là et rien au monde ne l’en aurait empêché.

Il m’emmène à la pêche sur le Doubs, la rivière est à une dizaine de kilomètres de la maison. La vieille barque prend la flotte, aucun de nous deux ne savons nager.

J’appréhende, je vois le danger. On écope seulement quand mon grand-père le décide, sinon, ça fait peur aux poissons et il en vendra moins. Sa canne à pèche est en bambou tout fin, il y a mis quatre hameçons au bout, parfois je le regarde éberlué sortir deux ou trois bêtes d’un seul coup. La mienne n’en a qu’un, c’est bien suffisant, je m’emmêle souvent, ce qui fait pester mon grand-père.

«  pépé on écope » demandé-je les pieds dans l’eau, celle-ci monte dangereusement.

« Plus tard » me dit-il tranquillement, il connait bien sa barque et le niveau d’eau qu’elle peut supporter, moi j’ai la trouille.

Quand il ne prend plus de poisson pendant plus de cinq minutes, l’impatient jure : «  saloperie d’hotu, saloperie de hotu, il tourne autour de la barque ».

Sa canne se met à plier, prêt-à-rompre, il sort l’hotu de l’eau avec son épuisette, et le balance au fond de la barque, l’animal à presque autant d’eau que dans son élément, moi, je regarde la bestiole gigoter du coin de l’œil, mon grade père remet sa canne à l’eau, comme si rien ne s’était passé.

Ce jour-là, je pêchais 49 poissons, lui plus de 700, au retour, il s’empressait de les vider et les mettre en poche pour les vendre au resto du coin, seize francs le kilo.

D’autres parties de pêche m’attendaient plus tard… mais je devais revenir en Charente.


 

Ma Chambre.


 

Ma chambre est au bout du couloir à gauche, celle de ma sœur Nathalie est en face. Les meubles de ma chambre ont suivi de Stains, je conserverai la même jusqu’a à mon départ de la maison, une petite commode, un lit de 90 et une armoire assortie en bois léger plaqué pin clair.


 

J’aime mon vieux lit à barreaux, je m’amuse à les tourner pour les faire couiner, chacun d’eux couine d’un bruit musical différent. En face de mon lit, est posé contre le mur un austère bureau verdâtre en métal que mon père a ramené de son usine. Je le recouvre d’autocollants, de footballeurs et d’animaux, ou d’autres que j’ai réclamés chez les commerçants. C’est une autre de mes nombreuses passions, je collectionne les autocollants. Vers 12-13 ans, tous les vendredis après-midi, mes copains et moi arpentons les rues d’Angoulême et mendions les autocollants dans les boutiques. Nous les visitons toutes, sans expédions et avons repéré les plus fertiles. C’est très à la mode, les commerces font la propagande de leurs marques avec ce moyen, les gens les collent sur la vitre arrière de leur voiture, les gosses sur leur cartable ou leurs cahiers. Moi c’est sur mon moche bureau grisâtre pour le rendre plus coloré.


 

Au-dessus de mon bureau métallique, j’ai punaisé le poster de John Wayne, en face de mon lit, comme ça, avant de m’endormir, je peux admirer mon mentor, le fusil à la main et le pied en avant, sortant vaillamment de son saloon en bois. J’ai vu et revu tous ses films, le mardi soir, j’ai le droit de suivre ses aventures. Le héros mène les caravanes à travers les déserts et détruit tout les méchants porteurs de plumes qu’on appelle Indiens. Les méchants. Parfois, l’un d’eux change de camp et devient gentil. Il est pote avec mon héros, porte un chapeau pour être comme tout le monde, mais conserve tout de même une plume pour conserver ses origines. J’aime quand il y a des Indiens méchants. Ces westerns dont le racisme m’échappe à l’époque me fascinent.


 

L’armoire est plaquée de couleur chêne assortie au lit et au meuble à quatre tiroirs contenant mes jouets, le papier peint affreux est celui d’origine, un bas de gamme livré dans le pack des constructions de maison de série.

Plus tard, mes parents refont la tapisserie, elle représente des scènes de chasse à courre, des chasseurs et leurs chiens de chasse, des cerfs, des chevaux affublés, parfois je m’amuse et répertorier les scènes qui se répètent. Je n’ai jamais aimé ce papier peint, je n’y voyais que les animaux, déjà, je n’aime pas la chasse.

Au sol, un lino marron clair représentant de faux carreaux, je marcherai dessus durant toute mon enfance.

J’occuperais la même chambre jusqu’à mon départ de la maison, tandis que celles de mes frères et sœurs seront changées plusieurs fois, moquettes et beaux meubles, mais j’aime ma chambre, elle est mon repère, mon soutien des plus mauvais moments, comme des bons, elle est ma protection.


 

1972. Le jour où... J’ai 7 ans.


 

Ma vie se poursuit à Puymoyen, dans notre petit pavillon, la petite cité paisible.


 

En résumé, je ne peux pas dire que je sois un enfant malheureux. Je suis très actif, je ne m’ennuie jamais, j'ai de nombreuses passions, des copains, malgré ma timidité, je suis plutôt sociable, je sais me ranger dans la hiérarchie terrible des enfants, j’ai quelquefois des amoureuses même si cela ne me préoccupe pas trop, je remarque que je recherche cet amour féminin très tôt.

J’ai tout pour être heureux et comblé.


 

Pourtant, je ressens assez vite que mes parents s’éloignent de moi, mon père semble différent, il est absent, moins proche et plus distant, nos promenades s’espacent, ils ne m’amènent jamais à l’école, hormis parfois le samedi matin, où il vient me chercher en voiture. C’est curieux comme je ressens ce jour différent. La présence de ma mère est toujours inexistante, elle reste le plus souvent enfermée à la maison, elle sort presque uniquement le vendredi soir pour faire les courses ou dans le quartier pour refaire sa permanente.

J’aime bien aller en course dans cette grande surface. Un grand bac avec des petits bateaux à moteur est installé au centre de la galerie marchande. On y glisse une pièce pour faire quelques tours, j’ai toujours aimé la tenue du volant, diriger un véhicule. Ma sœur et moi tannons les parents pour manger à la cafeteria le soir avant de rentrer, ils ne se font pas prier, ils aiment manger ici aussi, et ça leur évite de préparer le repas après les courses. C'est un self-service, l'ancêtre du Flunch, j'aime l'idée de choisir comme un grand mon repas, ma sœur et moi, on choisit toujours la même chose : Steak haché frites. C’est notre sortie familiale, j'en conserve un bon souvenir.


 

Le jour où... Elle débarque dans notre famille.


 

Je ne me rappelle plus quand ça a commencé. Comment elle est entrée dans notre famille paisible.

Quand, quel jour, pourquoi la violence est-elle venue troubler nos vies ?


 

Je l’ai oublié. Tôt, trop tôt pour moi.


 

Peut-être ce soir-là.


 

Ma mère roule sur le sol au fond du couloir. Je dois avoir 7 ou 8 ans.

Elle pleure, reste à terre, peine à se relever, j’ai l’impression de voir un édifice, une masse s’écraser lourdement. Elle poursuit ses cris contre mon père qui s’échappe dans une autre pièce de la maison.


 

La vision de ma mère par terre ne s’effacera plus de mon esprit et trace ma première cicatrice.


 

À vrai dire, à partir de ce moment, je n’ai pas revu réellement mon père frapper ma mère.


 

La violence physique est remplacée. La violence verbale rogne, la haine de ces deux-là perfore notre vie paisible. La mésentente s’installe, efficacement lente. Les sévices des mots nous percutent, les insultes claquent sans prévenir. Les invectives emboutissent nos vies, ma vie d’enfant devient craintive. La loi de la haine s’est imposée et règne au détour d’une absence. Je l’entends s’implanter dans mon corps d’enfant trop fragile. La violence se partage, se transmet quand les êtres dominants te l’approchent, tu la reçois sans pouvoir la fuir, elle pénètre dans ton corps et ton âme comme une destructrice, salope et sans condescendance, sans prise de conscience de ton âge, de ton état, elle transperce ta peau, s’infiltre dans ton bide, sanguine tes veines, fonce ton sang, formate ton quotidien, celui que tu n’as pas voulu ni choisi, elle crève ton regard bleu d’enfant, elle prend possession de tes choix, foudroie ton mode de vie, elle chie dans ton cerveau, berne tes actes, convulse tes paroles, elle te crache son pouvoir, déloque tes humeurs, irradie ta perception, fulgure ton aura, te transforme en diablotin piquant, t’écrase la gueule et t’isole de la beauté du monde, elle est irréversible, te fait pleurer d’être.


 

Nous devons maintenant vivre avec cette haine, la trouver normale, l’accepter comme un mode de vie, nous construire avec puisqu’il devient impossible de la fuir.

Les enfants décident rarement. Les enfants comme moi encore moins, du moins, pas maintenant. Je ne choisis pas de la subir, je m’apprête à la vivre, sans qu’elle me quitte, je suis marié avec elle tant qu’eux, les deux grands l’ont imposée.


 

Cette terrible nouvelle venue s’invite dans notre maison, dans notre rectangle de terre nouvellement clôturé, nos allées fleuries aux multiples chemins, notre pavillon de série qui ne le paraît plus, notre devant de maison embaumée de vie heureuse, nos portails divinement fabriqués par mon père, notre boite aux lettres originale créée et pensée aussi par mon père  ( alu souple plié en une maison de campagne ), notre joli jardin verdoyant ou commencent à pousser les premiers arbres fruitiers, nos acacias immenses, sûrement jalousés des voisins de la cité, notre bonheur domanial affirmé, judicieusement pensé pour y cultiver le bonheur.


 

Le jour où... Il est arrivé.


 

Est-ce par lui que tout ça a commencé ?


 

Ses lanières de cuir sont agrafées sans talent sur son manche en bois.


 

Le MARTINET, légal, puisqu’il est en vente libre dans le magasin où l'on va faire nos courses le vendredi soir.

Je me suis toujours demandé quelle était sa destination première, les animaux ? les chiens ? Les enfants...


 

Vraiment  ? Aux enfants ? L’ustensile indispensable à toute bonne maison où les parents apprendraient l’éducation à leurs enfants à coups de fouet ?


 

C’est ce jour-là que je les ai vu introduire le maudit dans leur caddy, entre les yaourts et les bouteilles de pinard de mon père. Je n’ai pas compris tout de suite, ou plutôt si. Le fouet venait ajouter une violence nouvelle dans notre famille. Aux mots, viendrait s'ajouter le geste. L’objet servirait de raccourci facile reliant la punition verbale à celle plus physique. En fait, une frontière qui trancherait entre ce qu’il fallait admettre et ne pas admettre. Une ligne d’éducation déterminée dont j'allais obligatoirement apprendre les règles. Les règles allaient changer. Définitivement. On ne raisonnerait plus, on ne parlerait plus, ni ne sermonnerait, on élèverait avec et par la frappe.


 

À quel degré de frappe ? Avec quelle colère ? Quelle violence ?

Les lanières me broient les cuisses et les bras.

Le corps. Le visage.


 

Des traces de balafres qui s'évanouissent.

Et il frappe encore.

Régulièrement.

De plus en plus fort.

Je m'habitue à la douleur, elle me devient familière.

Comme une évidence, mon corps et ses coups deviennent indissociables, unis, ils ne font plus qu’un, créent ma vie.

Ils me droguent, me fusionnent, je suis l'enfant normalement battu, l'enfant d'une équation violente.

Mon corps sans les coups n’est plus mon corps.

Mon enfance se balafre d'une légitimité acceptée. Que serait ma personnalité d'enfant sans ces coups de fouet ?


 

Le fouet à main devient mon maître, mon dominant, ma terreur. À côté de lui, ma valeur s’amenuise, ma vie se construit avec lui. C’est lui qui a toujours raison, je le hais, mais il devient ma raison. J’apprends à vivre à ses côtés, il étalonne mes actions, ma vie. Il me punit de mal vivre. Parfois ma haine l’emporte, je lui coupe une corde, pas complètement au début, juste un peu, pour qu’elle casse sous les coups. Et ça marche. Parfois, une lame de cuir git comme une victime aussi à mes côtés. Je la ramasse comme une coupable victoire, mes yeux fixent la défunte. L’objet de torture se déplume au fil des rouées, quand il est jugé moins violent, ils le remplacent. Et je vois un nouveau tout beau tout neuf outil de dressage paré de toutes ses cordes revenir dans le tiroir de la cuisine à portée de main quotidienne.


 

Parfois, j'ouvre le tiroir, placé sur les journaux du jour, comme une pièce intouchable, il m’est interdit hors sévices.

Sa vue me glace, mais seul je sais qu’ il est vulnérable, à portée de ciseaux, ceux qui me sont aussi interdits, tant qu’à braver le diable et l’autorité. Je le hais. Je m’émancipe. Je coupe directement une lanière. Une autre, un autre jour, je sais qu'il me balafrera moins, c’est important une trace de lanière rouge en moins sur le corps.

Mon père frappe, il frappe dur. il frappe, il frappe, il frappe, il frappe, frappe, frappe, frappe, frappe... sans retenue de toutes ses forces. Son bras s'élève. Les lanières s’effondrent sur mon corps. Le soir, j’ai du mal à finir les repas. Je n’ai jamais vraiment compté, mais je sais qu’en moyenne j’ai droit à une raclée deux ou trois fois par semaine.


 

Ça se passe souvent de la même manière, sa colère, je me lève brusquement, ma chaise tombe, je cours au bout du couloir jusqu’à ma chambre, mon père et son bras armé me poursuit. Je suis vif et agile, j'ai pris l’habitude de fuir maintenant, je roule sous mon lit. Il est petit mon lit : 90 centimètres. Le duel commence. Mon père ne semble pas vouloir m’attraper, il sait qu’il n’en a pas besoin, qu’il m’aura comme ça. Inévitablement. Mais j’essaie de moins en prendre possible. Comme à son habitude, Il se penche le long du lit, il lui est impossible de passer dessous, je vois son visage déformé collé contre le lino, la joue sur le sol, il repère pour mieux viser. C’est une violente frénésie, rapide. Sous le lit, je passe d’un côté, puis de l’autre, je tente au maximum d’éviter les lanières. Dans mes reins, les genoux de mon père s'enfoncent dans mes côtes, il est couché sur mon lit et tente de passer lui aussi d’un côté et de l’autre du lit, j'anticipe ses mouvements pour éviter les lanières du martinet, elles viennent me frôler, ou me cingler le visage, mes cuisses nues, ou mon corps. Il ne vise pas, il frappe aveuglément. Il me fait mal. J’ai aussi mal de peur. Ce jeu me terrorise. Je sais comment ça se termine, quand il aura jugé la punition suffisante, les coups qui auront porté mes cris, il arrêtera. Je le sais, il s’en ira, m'abandonnera à mes blessures, me laissera étalé sous mon lit. Je sais qu’il ne reviendra plus. Je sais aussi que je dois attendre quelques minutes sans souffler, prendre le moins de coups possible, protéger mon visage pour ne pas avoir honte demain à l'école. Patienter, laisser passer la tornade. Qu'il s'en aille ! J’attends sous mon lit encore un peu. J’ai peur de son retour, même si je sais que c’est rarement le cas. Je regarde mon corps dans l'obscurité, il a éteint la lumière en partant pour finaliser la punition, les cicatrices, j’évalue les ravages. J’en ai sur le visage, c'est sûr, des bouts de lames qui me laisseront de belles lignes violacées sur le visage, celles sur mes mollets ou mes cuisses m'inquiètent moins, elles seront plus faciles à cacher. Le déroulement de l'après est toujours le même, j'écoute en restant sous mon lit, je sors lentement en glissant sur le côté, sans faire de bruit, je l'écoute encore, au cas où il prenne le couloir qui se rapproche de ma chambre, je jauge où il est dans la maison, j'entrouvre la porte de ma chambre, j'entends les bruits de la famille au fond de la maison, tout est normal, la télé, les autres, je marche sur la pointe des pieds, je vais dans la salle de bain, je regarde les traces sur mon visage dans le miroir, elles font partie de moi maintenant pour quelques heures, j'ai la gueule matraquée. J’ai honte de partir à l'école, de montrer aux autres de ma classe la correction, je suis un sale gosse qui a mérité ses blessures, j'ai mal agi, je dois payer, mais j'ai la crainte de montrer ce châtiment et ces rayures qui prouvent ma culpabilité de l'enfant indigne d'être.


 

Je sais qu’il ne reviendra plus ce soir. Je me couche et je m’endors. Je n'ai presque plus mal maintenant, j’ai pris l’habitude.


 

Le jour où... Ma passion pour les chats se révèle.


 

J’aime les chats. Je me suis toujours identifié à eux. Pas ceux de races, ceux de gouttière. Nous avons deux fausses siamoises. Mais celle que j’aime le plus, c’est Sonia, on l’appelle Mona. C’est une chatte entièrement noire aux yeux verts ressemblant à une petite panthère. Elle est mystérieuse, solitaire, et possède une grâce féline que j’admire. Je suis comme un petit chat dans ce monde, comme eux, quand je me sens blessé, je me mets dans un coin et je me protège.


 

Ma chambre est ma première protection, mais je me sens aussi en sécurité quand je monte dans le noyer du jardin. J’ai cloué une planche dans ses branches à plus de 2 mètres de hauteur, je me blottis contre son tronc et j’y passe parfois des heures à lire des bandes dessinées. Tout en haut, j’ai accroché une grande corde, je descends comme Tarzan de mon refuge. Je me balance comme un singe un peu dingue accroché à cette liane, et quand j'arrive au point le plus haut, je lâche la corde pour tenter de battre mon record de saut.


 

Encore cette douce sensation de voler.


 

J'ai toujours été un Kamikaze insouciant. Souvent je monte tout en haut de l’arbre, par défi pour ressentir l’adrénaline de la peur. En haut du noyer, les branches s'affinent et sous mon poids, elles me balancent agréablement, je sens la peur monter en moi.


 

Mon père passe sous l'arbre, des kilomètres en dessous, et me jette son œil, il ne peut rien contre moi, je suis libre.


 

Je reste quelque temps dans ce monde, j'observe la cité prisonnière du sol.


 

Le jour où... Les poings prennent la place du martinet.


 

Les coups avec la main, les paumes, les doigts ou les mains fermées.

Ceux-ci sont plus coriaces que la lanière.


 

Il frappe. Il me frappe. Il frappe sur moi. Il me fait mal.

Aujourd’hui, ça me fait du bien de l’écrire, de sortir de mon corps tous ces coups. SES coups, ils sont à lui, ils ne m’appartiennent pas, ce sont les siens, ses mains pourtant qui s'abattent sur moi. Je préférerais ne pas l'écrire pourtant.


 

Il court après moi dans le jardin de la maison, parfois je lui échappe, d’autres fois non, alors, il arrive à me sauter dessus, et je prends les coups. Il ne vise pas, il frappe. Il est lourdaud, mais physique et rapide, j'apprends à l'esquiver, le contourner et l'éviter. J'apprends la fuite.


 

Le jour où... il est sur moi dans le jardin.


 

Son poids me bloque le dos, ma tête est enfouie dans la terre, je suis coincé entre ses cuisses. Il frappe. Je tourne la tête sur ma gauche, je pleure, je gémis, je hurle, je vois passer le voisin, Monsieur Frontin de la maison qui domine la nôtre,  derrière la haie de son jardin. Il tourne la tête et nous voit, il continue. La honte m'envahit.


 

La peste.


 

La petite voisine, Nathalie Frontin est la cadette des trois sœurs Frontin, elle a l’âge de ma sœur, elles sont copines et la gamine vient souvent jouer à la maison.

C’est une gamine fausse qui trimballe une réputation justifiée de serpent à sonnette dans le village. Personne n’aime cette gamine qui a le vice  en elle. Elle est différente de ces sœurs .


 

Je ne l’aime pas.

Sa présence récurrente dans notre maison lui fait bien connaître les habitudes de notre famille, elle comprend le peu d’estime de mes parents à mon égard et le jeu qu'elle peut en tirer notamment avec le caractère soupe au lait de mon père.


 

« Monsieur Michelot, monsieur Michelot... ». Marmonne la môme faussement en interpellant mon père en jouant son rôle de victime : «  Laurent, il nous embête ». Mon père ne cherche jamais à comprendre, aussitôt les mots de la gamine prononcés, comme une tornade, il fonce sur moi, et me roue de coups. Je vois la peste et son sourire qui se réjouit de son action qui fonctionne à chaque fois.


 

Sous la fenêtre de la chambre de ma sœur, ça sent sérieusement la pisse. Ce jour-là, nous partons en balade, la famille Frontin et la nôtre, chose rare. Au retour, alors que nous sommes à quelques mètres de nos maisons, la «  gosse Frontin » ( c’est comme ça que les gens la nomment dans le village ) détale vers notre maison, je la suis discrètement et je la vois pisser sous les fenêtres de la chambre de ma sœur. Quel plaisir j’eus à la dénoncer, personne ne m’a cru, que valait ma parole contre celle d’un ange ?


 

Ma mère est complice des coups de mon père.


 

Elle y ajoute les mots.

Des mots qui font aussi mal que les coups sinon plus.


 

" ne lui tape pas trop fort sur la tête, il est déjà assez fou comme ça, tu vas le rendre encore plus fou». Dit-elle en continuant de faire sa vaisselle.


 

Je grandis sous les coups et les insultes de mon père, et les insultes de mère. 

À chaque raclée, j'ai besoin d'un temps pour me remettre physiquement et moralement. J’ai souvent des bleus et les traces rouges de la main de mon père sur la joue.


 

Parfois un coup vient me taper l'une de mes tempes, la sensation est étrange, je me sens K.O., je ne sais plus où je suis, je reste debout avec un étourdissement, je marche en titubant, je sais qu'il ne durera que quelques secondes, je pars me réfugier dans ma chambre.


 

Je n’ai plus aucune estime de moi. À l’école, c'est un combat de tous les jours pour faire ma place, je paye mon manque d'assurance, je dois me battre au propre comme au figuré, c'est une violence quotidienne. Et même si je me défends, les insultes des autres sont normales, je suis un vaurien, mais je bats pour être. Je ne fais pas attention à mon corps, les bleus que me laisse mon père ou les miens sont mon quotidien, j'en suis habitué et je les regarde murir et se confondre aux prochains. Mon corps n’a aucune qualité, mes blessures ne m'empêchent pas de continuer, je ne porte aucune attention à ce corps qui ne compte pas, ce corps est habitué à être malmené, pour être comme il est, n'y est-il pas destiné ? Et puis les traces partent avec le temps. Je ne me considère pas, je me sens inférieur aux autres. Si je reçois ces coups, c’est que je les mérite. Je n’ai pas de valeur, je suis un mauvais fils qui fait des bêtises et qui ne mérite que d’être châtié. Intellectuellement, je suis inférieur, ma vision, ma parole en comparaison de celle des autres ne compte pas, elle est nulle, tout ce que je dis n'a aucune valeur. Pourtant, je m’adapte… je vis. Il me semble que tout ça est normal. Je suis mauvais, je suis un mauvais enfant, c'est comme ça, je suis né comme ça puisqu'on me le dit. Ils sont grands, ils ont raison.


 

Le jour où... Sa colère décuple.


 

Il débarque en furie dans ma chambre, ne me touche pas.

Recroquevillé sur mon lit, je le regarde agir. Il est dans une colère furieuse, il est comme fou.


 

Je ne me souviens plus de son reproche, il avait surement une raison sérieuse, je vois mon père détruire entièrement ma chambre, il casse tout. Je crie, je chiale, je me bouche les oreilles, je lui hurle d’arrêter.

Mes jouets volent, aucun n’en réchappe, il les prend un par un et les jette à terre, les piétine avec ses pieds, les écrabouillent avec ses grosses mains.


 

Mon beau projecteur super 8 Cinémax, ma petite télé super 8 , mon circuit automobile, tous mes jouets explosent en morceaux. Il n’en reste aucun.


 

La catastrophe est dans ma chambre.


 

Je reste prostré et je pleure toute la nuit au milieu de mes jouets.


 

Le lendemain, mes jouets cassés sont ramassés et entassés dehors, à côté des poubelles. Ils resteront longtemps là, sous mes yeux. Je me sens sale, je pense que je ne mérite pas mes jouets.


 

Je n’ai jamais compris pourquoi ils les avaient laissés là si longtemps derrière la maison, comme une punition, comme si la douleur devait persister, mes jouets n'étaient pas recouverts, mon beau projecteur Cinémax éventré gisait là. Leur vision me soulève le cœur. Mes jouets entassés et brisés, ils partiront prochainement à la poubelle. Le plus vite possible.


 

Jean-Claude.


 

Jean-Claude est le petit frère de ma mère. L’oncle le plus proche de notre famille.


 

Ce sacré personnage m’intrigue ! Il aurait pu être mon modèle. Il l'était.

C’est un homme grand ( 1,9 mètre ) et carré, un peu voûté et pas sportif pour un sou, avec sa dégaine à la Mesrine et sa taille, il en impose. Il lui ressemble d’ailleurs, le fils de Mesrine et Gainsbourg ! Une tête massive à la fois ronde et carrée, le visage blanc comme un mort, le regard bleu foudroyant qui perce jusqu'à détourner le regard, la chevelure brune, fournie et naturellement ondulée, jamais peignée et pourtant toujours élégamment en place, un nez de boxeur crochu à accrocher un cintre, la moustache d’un repris de justice, les oreilles à Gainsbourg sortent des cheveux noirs, et cet air si sûr de lui. Il semble se foutre de tout. Il me fait penser à un grand Gaston Lagaffe avec un pull rouge.


 

Jean-Claude vient souvent nous rendre visite, le bougre s’impose parfois quelques jours à la maison, quand il débarque à l’improviste. Au grand dam de mes parents.


 

Mon oncle se pose. Et quand il se pose, c’est sur le bout de la table de la cuisine. De là, solidement ancré, on devine qu'il va passer sa journée. Il pose ses bagages. Journaux, turf magazine et cartons de tiercé, trois ou quatre paquets de clopes qu’il fume bout à bout. De son fief statique, il raconte à ma mère avec son éponge de cuisine, ses dernières aventures. Elles sont toujours intéressantes et  sacrément corsées, c’est ce qui fait tout l’intérêt. C'est un aventurier, chacune d'elles naît d'un coin de la France. Il y est question de bévues, bagarres et arnaques. Hypocondriaque de nature, il profite de la pause pour remplir ses piles de feuilles maladie et ses diverses réclamations aux allocations. Il réfléchit tout le temps, comment ratisser le maximum de pognon aux institutions ?

Comment truander efficacement et sans risque  ?

Une autre de ses activités principales est de péter. On peut le dire, c'est un péteur professionnel, de ce côté-là, je n'ai jamais connu d’aussi compétitif, niveau pet, c’est le roi, personne ne lui arrive à la cheville, pour ne pas dire plus.  On croirait qu’il organise à lui tout seul un concours de flatulence permanent, où il serait l'unique candidat et bien sûr l’unique vainqueur. Plus il pète fort et longtemps, plus il rigole. Parfois, à la fin d’un rire, il s’ autocongratule et se donne fièrement une note. Mon oncle pétomane m’amuse. Je me surprends à rester pour entendre sa prochaine performance sonore assortie du commentaire.

Il rigole beaucoup et possède un sens de l’humour particulier. Il appelle ma sœur «  zigou » parce qu'elle pue le zigou, ( pour égout, quand ma sœur a dit un jour «  ça pue le zigou ) et moi « le gosse cuisine » parce que je colle souvent le nez près des fourneaux de ma mère et il faut le dire, je commence à me passionner pour la cuisine.


 

Jean-Claude m’aime bien, je le sens, il me perçoit comme un enfant fragile. À l’improviste, il m’emmène en ville, dans les bars, il valide ses tiercés et je joue au grand en prenant fièrement un verre d’homme à homme avec lui dans les bars, je suis un petit bandit protégé avec lui. Je le regarde évoluer avec aisance, admiratif devant cet homme libre, je me sens en sécurité avec lui, les gens le respectent, il impressionne par sa stature et son physique d’homme affirmé. Il rigole fort en se retournant, avec sa grosse bouille d’enfant moustachu, la honte il ne connaît pas, je l’ai entendu péter très fort devant tout le monde sans même se retourner, péter est naturel, dans les files d'attente à la caisse bondée du supermarché, ou déchirer en deux la nappe d’un restaurant chic qui lui servirait à me dessiner le plan de la centrale nucléaire dans laquelle il travaille, devant la serveuse médusée, encore je l’ai vu ressortir d’un magasin, s’allumant une clope avec le briquet le plus cher qu’il venait de piquer par un tour de passe-passe au grand dam de la vendeuse. Il volait beaucoup mon Jean-Claude, j’admirais mon Arsene Lupin qui me refilait parfois son film super 8 qui n’avait pas dû lui couter trop cher. Il navigue en France, déménage constamment, change de boulot, de bagnole, magouille un peu. Beaucoup. Il se démerde comme on dit. Légèrement escroc sur les bords, il traîne derrière lui quelques vilaines affaires. Bagarres, extorsion, vol et autres histoires pas très nettes. Mon oncle voyou. Forcément je le deviens un peu dans l’imaginaire quand je suis à ses côtés. J’aimerais être comme lui, et en même temps sa vie me fait peur, il est toujours sur la corde raide, le cul entre deux chaises.


 

Mes parents, si affables devant lui, délient leurs langues et lancent les mots doux dès qu’il quitte la maison. Rien n’est dit par devant, moi j’écoute et ça m’attriste qu’ils descendent mon héros absent, pourquoi n’ont-ils pas le courage de parler devant lui ? Ma mère qui semble être si proche de son petit frère n’est pas en reste.


 

Ils le soupçonnent de pédophilie. Notamment sur les enfants de sa compagne ou d'autres.

Je n’ai jamais eu de souci avec Jean-Claude, il ne m'a jamais manqué de respect ni eu de geste déplacé avec moi. Je me suis souvent retrouvé seul avec lui. Il a toujours été bienveillant avec moi, jamais une insulte, un coup ou un rabaissement. Jean-Claude a toujours été un oncle adorable et aimant.


 

Une lettre arrive à notre domicile. Comment arrive-t-elle ici et pourquoi Jean-Claude a-t-il laissé son adresse chez mes parents à ... son amoureux...? Nous découvrons qu'il est homo.

Pour mes parents, c’est une tare et une honte pour la famille. Et évidemment, pour moi aussi... nous sommes à la fin des années 70, l'homosexualité est perçue comme une anomalie humaine.

Je suis intrigué par cette lettre, je la chipe à mes parents et la montre à mes copains d’école les plus intimes. Mes parents se posent la question, vont-ils accepter Jean-Claude à la maison ? Ils ne lui ont jamais rien dit, et Jean-Claude est revenu à son habitude, comme si cette lettre n’avait jamais existé...                                                                                                     

                                                                                                                                                                                      à suivre

Jean Claude
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