" La grande désobéissance, c'est de vivre sa vie"
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Il avait oublié le moment où tout avait commencé.
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On avait tué son chien.
Camille poussa ses volets, la vallée s’offrit à lui. De sa cahute montagnarde, la nature s’étendait à l’infini, nostalgique et sereine ; comme chaque matin, son regard inquiet se porta vers eux… au loin. Il s’était écoulé un mois et 6 jours depuis sa fuite ; depuis ce jour où il avait rejoint ceux d’ici, ceux d’en haut comme on les appelait dans son ancien monde; Camille ne maîtrisait pas encore ses craintes. Ses craintes, c'était eux quelque part, eux contre lui, celui qui vivait encore au fond de son âme, ceux qu’il rejetait coupablement. Il s’était projeté dans une vie plus proche de ses envies, une existence non imposée par le grand pouvoir, il l’espérait. Il ressentait une difficulté de s’attacher à ce bien-être inconnu après toutes ses années de conditionnement, pourtant il était conscient que ces moments de doutes étaient nécessaires à sa guérison, qu’une dépression n’était pas inenvisageable, sa peur viscérale qui lui tordait les boyaux chaque matin était là pour lui rappeler.
Il les devinait là-bas, enfumés dans leur brume artificielle, il les imaginait perpétuer la vie glauque qu’il venait de déserter. Il ne les enviait plus, il ne bandait plus pour eux. Il respira l’air oxygéné de sa précieuse liberté, comme un témoignage de son nouveau bien-être acquis au forceps, avec la trouille d’un nouvel entrant d’un autre monde.
Il n’éprouvait plus vraiment de haine contre ceux de la vallée ni même de compassion, il avait juste l’envie pressée de les désapprendre. Combien de jours allait-il mettre sur ce nouveau chemin, combien de pas, combien de temps pourrait-il tenir cette cruelle échappée ?
Sa brûlure se réveilla et le sortit de ses questionnements, elle lui cinglait sévèrement l’épaule comme le rappel d’une vie enterrée, mais toujours présente en son sang vicié. Elle s’empuantissait, il en était sûr. Dans peu de temps, il irait voir celui qu’ici ils avaient baptisé le mahatma, avec l’espérance qu’il le soulagerait, du moins physiquement ou qu’il l’aiderait à oublier ce marquage qui ne lui appartenait pas.
La planète Terre ne comptait plus ses morts ni ses vivants, mais une évaluation avançait qu’il subsistait encore un milliard et demi d’humain à travers le globe. Depuis l’émergence du virus, plus de deux tiers de la population avait péri, mais cette maladie n’était que la faible criminelle; les guerres continuelles avaient éclatées de toute part dans le monde provoquant davantage de trépassés que le virus lui-même. Les humains s’étaient obstinés dictatorialement vers son éradication, ils en avaient négligé les autres infections, dont la dangerosité devançait le nouveau; les virus H.I.V., Marburg et Ebola, demeuraient sans vaccin, ceux-là s’étaient répandus au rythme d’une trainée de poudre à travers la planète et avaient exterminé à eux seuls deux fois plus que la Codam/R-L228.
Certains pays comme l’inde, le Brésil et ses voisins, la majorité du Mexique avaient été rayés de la carte. Les survivants pataugeaient dans des bidonvilles agglutinés aux murs clos de leurs pays frontaliers. L’altruisme avait péri. Quelques pays opportuns avaient agrandi leur territoire, l’Allemagne avait conquis la grande partie nord-est de la France, la Belgique et le Luxembourg. La chine avait muré ses frontières, son premier objectif était de détruire l’empire russe, l’ennemi intime, le second étant l’objectif zéro-Codar en exterminant sans prévenance tous les contaminés de son territoire.
De par le monde, les multiples no-man-land s’étaient érigés dans les villes désertées et dévalisées où subsistaient quelques humains.
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Le grand vainqueur de cet effondrement mondial demeurait les états unis. Ils avaient imposé leur domination sur l’Europe et ce qu’il restait des vestiges de l’Amérique du Sud. L’Afrique ne les intéressait plus, elle avait été mise en quarantaine rapidement, et puis, le continent Asie était davantage exploité par la chine, elle attendait le vainqueur tout en se protégeant de la Russie.
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Jean-Luc bougonna. Sa boite aux lettres était encore privée des publicités dont il était friand. L’avant-veille, il s’était bien pris le chou avec son préposé de facteur, la cause en était le numéro 237 de son Tech-1.
L’employé lui avait fait remarquer qu’il n’était plus homologué et que son courrier serait désormais consigné pendant sept jours puis détruit comme la loi le demandait. Depuis qu’on lui avait chipé son « 3 », l’agent assermenté ne voulait plus lui remettre son courrier, enfin ses publicités nourricières. Comment avait-on pu lui piquer son putain de 3, alors que la ville était entièrement sous surveillance ? Jean-Luc avait fait de la résistance en fabriquant le 3 manquant presque à l’identique, mais rien n’y avait fait, le préposé n’avait pas été dupe, il avait automatiquement appliqué le règlement civique : chaque Matriculé devait respecter le lettrage normalisé mis en place par le Smile. Ce numéro récompensait chaque bon citoyen Matriculé évoluant dans le droit chemin, on ne plaisantait pas avec ce Grall identitaire dont chacun défendait fièrement son appartenance.
Jean-Luc, lui, c’était le 237GB... Cité Georges Brassens s’il vous plaît.
Jean-Luc, lui, du haut de son mètre soixante-cinq, la moustache gauloise grisonnante, se considérait comme un rebelle, enfin bon, pas un grand révolté, non, un plutôt de petite taille qui occasionnellement faisait de la résistance ; L’œil brillant comme celui d’un poisson mort, il voyait sa vie du bon côté, mais là, il comprit qu’il était allé trop loin, il devait sans plus tarder se conformer à l’impérative évidence : commander très rapidement le nouveau « 3 » homologué sur la plateforme internet du Smile s’il ne voulait pas se voir éloigné du chemin citoyen.
Dernièrement, son E. C. avait gravement dégringolé à 63 %, et chaque jour qui passait le condamnait davantage à la sortie de route. L’Évaluation Citoyenne, l’indispensable E.C. demeurait la nomenclature cruciale, l’étalon de vie pour pouvoir jouir d’une vie claire , conforme et sans souci.
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Le Smile orchestrait efficacement les E. C. en bon père de famille ; la surveillance de chaque action des Matriculés avait été confiée judicieusement à d’infaillibles robots, leur pertinence fluctuait à la seconde près sur les taux des E.C. ; lorsque celles-ci descendaient en dessous du seuil des 50 %, les superordinateurs du Smile bloquaient automatiquement toutes les actions électroniques du contrefaisant, puis lui recommandaient explicitement de soumettre un plan d’action dans les 24 heures; le Smile jugerait de son bien-fondé et permettrait au Matriculé de pouvoir reprendre paisiblement sa place dans la société, le cas contraire, la déportation prochaine vers le Centre de Redressement des Évaluations Citoyennes pour 45 jours lui permettraient d’analyser les réponses à ses défaillances et revenir bénéficiaire avec jusqu’à + 15 % d’E.C. Le système fonctionnait à merveille, la menace de vivre sans lien électronique avec le monde extérieur était une motivation première, la vie sans E.C. était impossible.
Le Smile régissait ainsi sereinement le bon mécanisme de la Communauté, pour le bonheur et la sécurité de tous ses citoyens. La population mondiale soumise aux états unis vouait la plus grande gratitude au puissant Smile.
Sa réussite avait été vertueuse, elle avait commencé silencieusement dès les premiers jours de l’épidémie ; un succès marchand imparable, pur et mécanique ; une arrogante perfection avait conduit le précurseur au firmament du monde ; son site internet commercialisait l’intégralité des marchandises présentes sur terre, le peuple s’était engouffré vers cette lueur souriante, comme aspiré par cette bouche rouge sang bienfaitrice ; le séducteur sourire avait englouti progressivement ses adversaires, la machine avait broyé les fuyards, les chanceux et le hasard, tous avaient faibli et obtempéré avant de tomber dans le brasier de la firme américaine. La bête s’était honnêtement emparée des régies publicitaires pour adroitement monopoliser les prix, saigner les concurrents, dilapider les opposants pour finir par exhiber puissamment sa force à la face du monde. Rien ne lui avait résisté, les banques, des chaînes de restaurants, des bagnoles à l'or noir en passant par les dernières créations écologistes, le Smile gavait toute la planète solitairement.
Plus rien ne pouvait contrecarrer l’ascension de cet ogre avide, la célébration de son règne et l’avènement de sa toute-puissance.
L’épidémie avait divisé, le Smile s’était appuyé sur les guerres politiques pour asseoir davantage sa suprématie, il n’avait pas eu besoin d’infiltrer, ni donner de grands coups de reins, il sonna un peu de clairons pour ameuter les égarés et forma instantanément son mouvement politique. Lorsque la présidente du Rassemblement pour la France Patriote s’effondra du trône souverain légué par son père, elle fut abandonnée par la majorité de son féroce état-major, le Smile avait facilement pu récupérer les troupes infidèles auxquelles s’étaient déjà renforcés les bras opportunistes des autres partis déchirés.
Le Smile devenait seigneur d’un seul coup d’épée, roi d’un geyser d’extrêmes explosifs aux idéologies effroyablement malaxées.
Le Smile était devenu le nouveau maître du monde, de Jean-Luc et de sa boite aux prospectus.
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Edouard Grancheval soupira. Il avala sèchement ses putains de cachets d’un trait de whisky pur. Il maudissait sa femme. Enfin, son ex-putain de femme devrait-il dire, elle l’avait quitté depuis, pppfffff, combien ? Peut-être 5 jours , comme ça, sans prévenir et sans argument, le laissant seul avec ses gorets. C’est comme ça qu’il les appelait. Ce n'était que de sales gorets tout juste bons à bouffer de la merde. Pour le moment, il lui était impossible de mettre la main sur celle qui autrefois l’avait soutenu et aidé à s’asseoir sur son putain de trône de roi des Gorets. En tant que femme de Commandeur d’État, elle était exemptée de l'implantation identitaire. Elle demeurait introuvable la putain de garce, comment était-il possible quelle échappe à toutes ces putains de caméras qu’il avait lui-même mises en place avec le soutien de ce putain de Smile.
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La vallée semblait impassible, comme morte. Camille la caressait du regard, un peu comme un loup en survie pourrait regarder un danger imminent, un événement incontrôlable menaçant sa tanière. Lui, le bon père de famille qui s’était rangé avant le renversement du monde, était-il véritablement devenu un loup en s’étant réfugié ici, était-il aussi proche des autres loups, eux même étaient-ils aussi des loups, des bêtes apeurées, ou seulement des brebis égarées finalement ?
Camille sentit l’angoisse monter en lui, cette fichue trouille qui ne l’avait plus quittée depuis son évasion, il la ressentait à chaque réveil, comme un acide ruisselant dans ses veines, un sang impropre, comme ils disaient là-bas. Et chaque matin, il cogitait. Quelle niaiserie n’avait-il pas faite en rejoignant les fuyards ? La Communauté ne lui avait-elle pas tout offert ? Son avenir, sa sécurité, la promesse d’une retraite paisible dans son Tech-2, sa mort établie, et lui, il s’était enfui.;
Les questions endormaient sa blessure puante. Là, depuis son lever, il s’était posé au soleil, seul face à eux. Il savait que retourner là-bas le condamnait à vie. Il n'envisageait plus d’autres solutions que la survie sans garde-fous.
​ A suivre...
Jean-Luc sera-t-il le rebelle du numéro 237 Georges Brassens ?
Le Smile continuera-t-il a être très gentil ?
Camille puera davantage ?
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Écrivez-moi et encouragez-moi à écrire un nouveau monde utopique.
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